La militarisation est une guerre contre la classe travailleuse

Par Marina Künzi (Juriste et permanente syndical / Gauche / Belgique) et Nic Görtz (Économiste et permanent syndical / Gauche / Belgique)

Publié le 20 octobre par Lava

Les partisans de la militarisation ont besoin de notre argent, de notre temps et de notre démocratie. Ils ne préparent pas seulement la guerre hors de nos frontières. Ils organisent aussi la guerre contre la classe travailleuse, ici et maintenant. 

L’article 310 du code pénal belge a été aboli le 24 mai 1921 sous la pression de la rue. Avant son abolition, la classe dominante avait “la liberté” d’opprimer la classe travailleuse, et la classe travailleuse n’avait pas “la liberté” de s’organiser pour résister. Voici l’article en question : « Sera punie d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de 26 à 1 000 francs ou d’une de ces peines seulement, toute personne qui, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires, ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail, aura commis des violences, proféré des injures ou des menaces, prononcé des amendes, des défenses ou toute proscription quelconque, soit contre ceux qui travaillent, soit contre ceux qui font travailler. Il en sera de même de tous ceux qui, par des rassemblements près des établissements où s’exerce le travail ou près de la demeure de ceux qui le dirigent, auront porté atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers. ». C’était évidemment principalement les mouvements de grève qui étaient visés par l’article 3101.

Démocratie, temps et argent : le triangle des libertés de la classe travailleuse

Dans le mouvement social de l’époque, la revendication de liberté d’association était couplée à la revendication de la journée des 8 heures et à celle de la création de la sécurité sociale. Depuis le début de ses luttes, les revendications de la classe travailleuse forment un triptyque : démocratie, temps et argent. Plus de démocratie, pour revendiquer des droits. Plus de temps pour soi, et moins de temps consacré à travailler pour le patron. Plus d’argent – sous forme de salaire, de sécurité sociale (le salaire indirect) ou de services publics – et moins de profits pour le patron.

Pour comprendre la relance de la course à l’armement en Europe, il est utile de regarder les changements dans les rapports de force mondiaux2. «  Les pays du Sud global unissent leurs forces et renforcent leur coopération économique, tandis que les nations industrielles comme les États-Unis et l’Allemagne sont aux prises avec la désindustrialisation. Le moteur de la militarisation de l’Allemagne n’est autre que la crainte des élites dirigeantes d’un déclin économique – la perte de puissance économique doit être compensée par la puissance militaire », écrivait la syndicaliste allemande Ulrike Eifler3.

L’investissement dans les dépenses militaires est une réponse à la crainte des élites dirigeantes européennes d’un déclin économique. À cela s’ajoute un changement dans la ligne stratégique du principal pays de l’OTAN : les Etats-Unis. « Le réarmement de l’Europe n’est pas destiné à remplacer l’OTAN, mais à la renforcer et à la diversifier. Les États-Unis pourront ainsi se concentrer sur l’océan Pacifique et l’Asie de l’Est, tandis que l’Europe prendra la défense du flanc est de l’OTAN. »4 affirmait le ministre de la Défense et vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN Theo Francken.

Trois ans auparavant, « Dans le discours qu’il a prononcé en août 2022 à l’université Charles de Prague, [le Chancelier allemand] Olaf Scholz a souligné que les États-Unis donnaient la priorité à leur conflit avec la Chine, et que l’Europe devait agir en tant qu’entité politique indépendante, avec l’Allemagne comme chef de file. De même, le président du SPD, Lars Klingbeil, a déclaré dans un discours d’ouverture qu’après 80 ans de retenue, l’Allemagne devait à nouveau s’affirmer comme un leader décisif dans la politique mondiale »5.

Sous les prétextes de développement d’une ‘autonomie stratégique’ européenne, ou encore d’un sous-investissement chronique dans les dépenses militaires (ce que les chiffres démentent) se cache donc un choix des élites économiques et politiques : celui d’une relance économique via les dépenses militaires pour tenter de sortir de la crise énergétique et industrielle6. S’alignant en cela sur les intérêts impérialistes étasuniens et nourrissant aussi des ambitions impérialistes (intra-)européennes.

La militarisation et le besoin de notre argent : nos services publics et notre sécurité sociale

« La situation maintenant est catastrophique : 28 milliards de déficit l’année dernière. Si on ne fait rien, ça va doubler, même plus que doubler dans les cinq années qui viennent. Donc on doit arrêter ça. ». C’est le ministre des Pensions N-VA Jan Jambon qui le dit au micro de Martin Buxant en mars 20257.

Selon lui, les finances publiques et la sécurité sociale craquent de partout et rendent impossible de financer notre système de pensions, raison pour laquelle il faudrait le réformer – et donc travailler plus longtemps. Plus question non plus d’investir publiquement dans les infrastructures de santé dont le budget se voit réduit, ni dans les domaines de l’énergie ou l’industrie, pour lesquels pas un euro n’est prévu dans le budget fédéral. Ni dans le transport public, où la SNCB devra, elle aussi, économiser sur ses dépenses.

Dans le même temps, la réorientation de l’appareil économique vers une production militaire nécessite des investissements colossaux. Alors, où l’Arizona va-t-elle aller chercher l’argent?

C’est là qu’entre en scène la Commission Européenne avec son plan ReArm Europe – entretemps rebaptisé innocemment Readiness 2030 – de 800 milliards d’euros. Ce plan permet aux Etats d’emprunter pour financer des dépenses d’armement et de déroger au Pacte de stabilité. Ce Pacte impose depuis 1997 à chaque Etat membre de l’Union Européenne que ses dépenses annuelles ne peuvent excéder de plus de 3% ses recettes. Autrement dit, depuis 1997, il n’est pas possible pour un État de s’endetter pour financer des besoins de la population en matière d’éducation, de santé, de services publics ou de transition industrielle verte. Mais depuis 2025, un Etat peut s’endetter pour financer l’achat d’avions de guerre, de drones, de missiles ou d’artillerie.

Le gouvernement Arizona a donc passé cet été la commande de 11 avions F35 étatsuniens supplémentaires pour un montant de 1,5 milliards8. Ce sont 11 avions qui s’ajoutent aux 34 avions F35 déjà achetés par le gouvernement Vivaldi en 2018, pour un total de 4 milliards d’euros (hors coût d’entretien et de modernisation). Un unique avion F35 coûte donc environ 130 millions d’euros. Si cette dépense d’armement était mise à profit pour le service public (ce que le Pacte de stabilité l’interdit !), le premier avion F35 permettrait la construction d’un hôpital. Le second, d’avoir 3000 lits hospitaliers supplémentaires. Le troisième de construire 250 crèches de quartier. Le quatrième de payer 2500 soignants ou éducateurs pendant une année. Et ainsi de suite.

La Commission Européenne permet donc aux Etats de s’endetter pour s’armer. Orqui dit dette, dit remboursement. Comme l’explique Steven Rombaut, journaliste à la VRT « l’argent nécessaire sera recherché dans les nombreuses participations de l’État dans des entreprises que possède notre pays. Celles-ci génèrent des dividendes, une partie des bénéfices versée aux actionnaires. En même temps, ils examinent si certaines participations peuvent être vendues »9. Les Etats qui empruntent rembourseront donc leurs dettes en vendant une partie des bijoux de famille (parts dans BNP Paribas) ou en allouant des reversements de dividendes à la Défense (Belfius) et en définançant les services à la population10.

Et quid alors des services publics sous-financés existants ? Ulrike Eifler pousse le raisonnement encore plus loin et parle de soumission des services publics aux intérêts militaires. En Allemagne, « la nouvelle loi postale indique qu’en cas d’escalade ou de guerre, le courrier sera distribué en priorité aux personnes ou institutions d’importance militaire ». Les dépenses de la Bundeswehr en matière recrutement des jeunes sont passées de 3,8 millions à 35,5 millions d’euros en l’espace de 10 ans11 et touchent plus de 400.000 élèves par an. Parmi les initiatives se retrouvent l’invitation de soldats en classe pour faire la promotion de l’armée ou encore des “programmes de vacances pour enfants” où la Bundeswehr organise un stage de deux jours à destination d’enfants âgés de 6 à 12 ans12. Dans les soins de santé, « la nouvelle « directive-cadre pour la défense totale » exige des États fédéraux allemands qu’ils préparent les services médicaux pour la guerre, ce qui implique une collaboration étroite avec les autorités compétentes de la Bundeswehr (l’armée allemande) »13.

Les services publics sont – ou devraient être – dépendants de l’intérêt général. Dans le langage syndical, , nous disons souvent que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. S’il est définancé, et s’il est subordonné aux intérêts militaires, ce patrimoine des travailleurs disparaîtra. Et on peut craindre que les travailleurs de services publics devenus d’intérêt militaire perdront leurs droits de protester. Rappelons l’absence de droit de grève des personnels militaires.

La militarisation, c’est non seulement moins de services publics, et c’est aussi moins de sécurité sociale. Dans un appel commun à la manifestation syndicale du 13 février 2025, les organisations du mouvement pour la paix appelaient à défiler sous la bannière de ‘l’armement kidnappe nos acquis sociaux / Bewapening kost ons onze welvaart’. «  Près de 3 milliards d’économies seront ainsi, par exemple, organisées sur les allocations sociales les plus basses. En tout, le gouvernement Arizona entend faire un minimum de 16 milliards d’économie sur les services publics d’ici à la fin de la législature ».

Exagération ? Théo Francken, Ministre de la Défense, est très clair sur les intentions du gouvernement de couper dans la sécurité sociale : « Je comprends le raisonnement de Trump. Pendant des années, nous avons ri des Américains pour leur pauvreté, leurs addictions, leur absence de filet de sécurité sociale ou le fait qu’ils doivent payer 1 000 dollars chez le dentiste. Nous ne voulions pas vivre là-bas parce qu’ils dépensaient tout leur argent dans la sécurité dure. Il est évidemment bien plus agréable de dépenser de l’argent pour les pensions, le chômage, un système de santé à la cubaine où l’on peut repartir de la pharmacie avec un grand sac de médicaments pour 13 euros. Mais qui a raison aujourd’hui ? Les Américains nous avertissent depuis 20 ans que nous devons investir davantage dans la sécurité. Oui, le réveil est brutal »14.

C’est la raison pour laquelle le gouvernement Arizona avance de concert sur le terrain de la militarisation et sur la réforme des pensions. Car la réforme des pensions du secteur public et privé est celle sur laquelle le gouvernement espère économiser le plus d’argent – 2,4 milliards d’euros d’ici 202915.

La Belgique s’inscrit ainsi dans un courant militariste qui s’installe sur tout le continent. Car lorsque Theo Francken invite le gouvernement à couper plusieurs milliards dans nos systèmes de pensions afin de financer la militarisation de la Belgique, il n’invente rien. Il rejoint simplement les arguments écrits au même moment outre-Manche par Bronwen Maddox – directrice de Chatham House, un think-tank de relations internationales qui présente principalement les vues des militaristes britanniques : « Le Royaume-Uni pourrait devoir emprunter davantage pour financer les dépenses de défense dont il a un besoin si urgent. L’an prochain et au-delà, les responsables politiques devront se préparer à récupérer de l’argent en réduisant les allocations de maladie, les pensions et les dépenses de santé »16.

Quelques jours plus tard, le président français Macron faisait de même dans une allocution télévisée « Nous aurons à faire de nouveaux choix budgétaires et des investissements supplémentaires. (…) Pour cela, il faudra des réformes, des choix, du courage »17. Autrement dit, des coupes dans les systèmes de solidarité. Le 8 septembre 2025, et en raison de l’annonce des coupes prévues durant l’été, le président Macron doit encaisser une nouvelle chute de gouvernement. Dès le lendemain, il place à la tête du nouveau gouvernement Sébastien Lecornu, tout droit venu du ministère des armées. Le journal espagnol El Independiente parle de la nomination d’un “premier ministre de la guerre” qui aura pour tâche de couper dans les dépenses publiques18.

Dans les récits populaires, les brigands de grand chemin usaient de la formule “la bourse ou la vie?”. Dans l’Europe de 2025, la formule est modernisée : “avion ou pension?”

La militarisation et le besoin de notre temps

Autre fer de lance du gouvernement Arizona en Belgique : la modification sur le contrôle du temps par la classe travailleuse. Budgétairement, contrairement à la réforme voulue sur les pensions, les attaques sur le temps de travail ne permettront pas de rapporter des milliards à l’Etat. Au contraire même, les mesures prévues définancent lourdement la sécurité sociale19 et vont rapporter beaucoup d’argent aux patrons. Mais au-delà de l’aspect financier, il y a une charge brutale sur la maîtrise du temps par les travailleurs.

Le gouvernement Arizona prévoit de généraliser l’annualisation du temps de travail, sans concertation sociale. Autrement dit, un travailleur pourrait devoir travailler jusqu’à 50h/semaine en période de rush – et moins lors des périodes plus calmes – sans qu’aucun contrôle ou accord syndical ne soit exercé. Actuellement, ces « pics » de travail sont négociés, compensés financièrement et récupérés. Mais le gouvernement décide de supprimer le contrôle syndical et d’imposer l’arbitraire patronal comme nouvelle norme. L’annualisation du temps de travail, les nouvelles heures supplémentaires « volontaires », l’augmentation du plafond maximal d’heures supplémentaires, la levée de l’interdiction du travail de nuit… toutes ces mesures contribuent à ôter à la classe travailleuse le contrôle – via des accords sectoriels ou d’entreprises – qu’elle avait gagné sur son temps de travail, et, a fortiori, à disposer de son propre temps. Aujourd’hui, le message du gouvernement est clair : « Votre classe doit être disponible pour travailler, tout le temps, sans compensation, et sans rechigner ».

L’Allemagne – pays européen qui va mener la plus forte hausse de ses budgets militaires – est aux avant-postes en la matière. Le gouvernement est occupé à revoir en profondeur le droit du travail: le personnel militaire peut maintenant y être contraint de travailler jusqu’à 54 heures par semaine et il est question d’étendre cette possibilité aux secteurs considérés comme critiques comme les infrastructures ou la fabrication d’armes20.

Derrière ‘le grand cadeau patronal’ de flexibilité se cache la volonté de domestiquer la classe travailleuse et de la replonger dans le bain de l’arbitraire. Qu’il s’agisse de l’arbitraire patronal ou de l’arbitraire du gouvernement qui, en cas de crise sécuritaire, militaire, alimentaire ou pandémique ne se prive pas d’intervenir directement dans l’économie, sans contrôle démocratique. La dernière illustration étant les interventions de différents gouvernements dans l’économie de leurs pays lors de la crise du Covid1921. Le fouet claque de la même façon, peu importe la main qui le tient.

De tout temps, retirer la maîtrise du temps aux travailleurs, c’est faciliter leur exploitation. Mais cela s’aggrave en temps de guerre ou lorsque l’économie sera subordonnée aux intérêts militaires.

La militarisation et le besoin de notre démocratie

Il n’est pas possible de militariser sans également s’attaquer au troisième côté du triangle des libertés : la démocratie. Évidemment, la démocratie ne se limite pas à celle du vote démocratique une fois tous les cinq ans. La démocratie pour laquelle les syndicats ont lutté, fondamentalement, c’est la réorganisation de la justice et de la force au service de la classe travailleuse. C’est la lutte pour la place et l’autonomie de la classe travailleuse dans la société. Pour sa capacité de diriger, de négocier, de contester lorsqu’elle n’est pas d’accord. Autrement dit, de résister à l’arbitraire. Et cela aussi, le gouvernement Arizona le remet en cause.

Antonio Gramsci – le fondateur du parti communiste italien – indiquait que l’exercice de la domination d’une classe sur une autre pouvait prendre deux formes : une forme coercitive directe et une forme coercitive indirecte. La forme coercitive directe, c’est la force brute : la police, la justice, l’armée. C’est la force exercée sur une classe lorsqu’elle conteste sa domination parce qu’elle constate que ses intérêts propres sont différents de ceux de la classe qui l’opprime. C’est la confrontation.

La forme coercitive indirecte, à l’inverse, vise à éviter la confrontation et l’usage de la forme coercitive directe : elle vise à créer un cadre – une hégémonie – où la classe dominée accepte comme raisonnables et nécessaires des changements, des comportements, des mesures de la part de la classe dominante qui vont pourtant à l’encontre de ses intérêts. Et pour créer ce cadre, la classe dominante – ou une partie de celle-ci– cherche à assurer le contrôle de certaines institutions – ou appareils d’États – qui façonnent une vision du monde et du supposé « bien commun ». C’est notamment la fonction de l’école et des programmes d’enseignement, de l’Église, des partis, des médias de communication de masse,…

Et le gouvernement va faire usage des deux forces coercitives : la directe et l’indirecte. La main de fer, et le gant de velours.

La concertation sociale est mise hors jeu. Toute son architecture, depuis les institutions fédérales comme le Conseil National du Travail jusque dans délégations, comités et conseils d’entreprises, est le résultat d’un rapport de force exercé par la classe travailleuse sur la classe bourgeoise pour se faire respecter, pour reprendre l’argent et le temps que les patrons volaient jusqu’alors à la seule classe qui produit les richesses. Mais lorsque le rapport de force faiblit ou cesse de s’exercer, la classe bourgeoise reprend du terrain et vide progressivement de sa substance le contenu de la concertation. Reste alors la table autour de laquelle on s’assied mais où du repas d’antan, il ne reste que des miettes22.

Cela fait des années qu’il n’y a plus de véritable négociation collective sur les salaires et la marge d’augmentation salariale est de 0,0% pour 2025-2026. Et désormais, l’absence de négociation collective se marque également sur la question du temps (voir supra) puisque le gouvernement rêve d’individualiser les accords sur le temps de travail. Vider de sa substance la concertation sociale sur les salaires et sur le temps, c’est une première forme de coercition directe.

Mais le gouvernement va plus loin. “La troisième guerre mondiale a déjà commencé” déclarait Francken en novembre 202423. “L’Europe doit apprendre à parler le langage de la puissance” continue-t-il en mars 202524.

Pendant que le gouvernement œuvre au rétablissement de la « sécurité nationale », il ne peut se permettre de contestation interne. L’invocation de la préservation de la sécurité nationale pour restreindre les espaces démocratiques est un grand classique de l’histoire politique : Etat d’urgence, loi martiale, censure, arrestations, mises sur écoute, procédures expéditives,… les gouvernements savent se montrer créatifs lorsqu’il s’agit de concentrer leur pouvoir et de restreindre l’expression démocratique.

Dans le rapport Stepping Stones de 1977, coécrit avec Norman Strauss, Sir John Hoskyns, principal conseiller politique de Margaret Thatcher de 1979 à 1982 et architecte de la stratégie de confrontation dès le début de mandat entre Thatcher et les syndicats affirmait que « la condition préalable au succès sera un changement complet du rôle du mouvement syndical« 25. Hoskyns voyait dans les syndicats et le système de relations industrielles – appelé en Belgique, la concertation sociale – le principal obstacle aux politiques de libéralisation de la Grande-Bretagne.

Sans surprise, les restrictions d’espaces démocratiques sont très appréciées des gouvernements aux programmes néolibéraux. Car restreindre l’espace démocratique, c’est restreindre la contestation et permettre aux actionnaires de faire davantage de profits.

Dans son ouvrage La stratégie du choc26, Naomi Klein montre comment les politiques néolibérales au Chili, en Argentine ou en Indonésie ont été accompagnées par le développement d’une répression à l’encontre de la population – et particulièrement des organisations contestataires. Répression et néolibéralisme vont de pair. La logique est la suivante : les réformes néolibérales de privatisation des services publics et de dérégulation du marché du travail aboutissent à l’appauvrissement d’une majeure partie de la population. Une partie de cette population contestera les mesures et le gouvernement qui les a instaurées ne peut se maintenir en place que grâce à une coercition – généralement par les forces de police et les forces armées.

En Belgique en 2023, le ministre de l’Intérieur Van Quickenborne avait remis un projet de loi prévoyant d’introduire dans le code pénal une peine complémentaire d’interdiction de manifesterpendant plusieurs années. Ce projet de loi – dont le champ d’application était tellement large qu’envoyer un œuf sur une façade rendait passible d’une peine d’interdiction de manifester – avait été enterré suite à la mobilisation d’un front large composé des organisations syndicales et d’organisations de défense des droits humains et de l’environnement. Mais en 2025, le gouvernement Arizona – dans son programme – prévoit d’exhumer cette loi anti-manifestants.

À cela s’ajoutent des projets de loi visant à donner une personnalité juridique aux organisations syndicales dans le cadre d’actions qui n’auraient pas été annoncées, comme des arrêts de travail ou des grèves spontanées. Cela permettrait au gouvernement de faire condamner les organisations syndicales qui, pour l’instant, ne peuvent l’être en raison de leur statut juridique d’association de fait. Ces condamnations donneraient lieu à de lourdes amendes, affecteraient les caisses du syndicat et compromettraient leurs moyens d’action. Pour reprendre les mots de Hoskyns, le gouvernement Arizona cherche à forcer “un changement complet du rôle du mouvement syndical” – c’est-à-dire accepter de nombreuses mesures – ou veut les condamner à disparaître.

Plus récemment, le gouvernement Arizona a annoncé envisager d’interdire administrativement des organisations dites « radicalement dangereuses » sur simple avis du conseil des ministres. Aucun juge ne serait impliqué. Aucun droit de regard exercé. Illustration simple de la volonté de mise en place d’un pouvoir discrétionnaire.

Le gouvernement décide cependant de ne pas tabler uniquement sur la coercition mais aussi de tenter de créer une certaine hégémonie. « Pour les jeunes, nous offrons au sein de la Défense la possibilité d’effectuer un service militaire volontaire de 12 mois, comme un des parcours dans le cadre d’un service citoyen à la communauté »27. C’est noté noir sur blanc dans l’accord du gouvernement. Théo Francken a déjà prévu d’envoyer une lettre en novembre à tous les 120.000 jeunes de 18 ans pour venir faire ce service militaire volontaire28. Pour ce faire, le Ministère de la Défense aura à sa disposition une liste de tous les jeunes potentiellement mobilisables, au mépris des règles protégeant l’accès aux données personnelles de la population29.

L’accord de gouvernement prévoit également de renforcer les visites des membres de la Défense afin “d’expliquer dans les écoles ce que fait la Défense et comment elle contribue à la paix internationale et à notre sécurité”.

Il s’agit donc, à l’école, d’apprendre aux enfants que s’engager dans l’armée – force coercitive par excellence – ne relève pas tant de l’exercice de la domination (dans l’intérêt de la classe dominante) mais bien d’une sorte d’engagement pour un bien commun que serait « notre sécurité ». Et ce serait « normal » de s’engager, et d’aller sous les drapeaux pour défendre « la patrie ».

C’est oublier un peu vite que l’exercice de « notre sécurité », la défense de « la patrie », sur le terrain, seront réalisés par les enfants de la classe travailleuse – et non par ceux de la bourgeoisie dirigeante. Les morts tant en Ukraine qu’en Russie, et comme dans toutes les guerres, ne se comptent pas dans les rangs des hautes sphères de la société qui trouveront toujours des passe-droits, des certificats médicaux, des attestations d’études pour épargner à leurs enfants l’odeur des charniers.

Les syndicats se mobilisent contre l’autoritarisme et la militarisation

« Leurs guerres, nos morts ». C’est parce que ce sont essentiellement des enfants de la classe travailleuse et des travailleurs qui meurent que les syndicats ont dans l’histoire rejoint les mouvements pour la paix. Au Congrès de la CGT de septembre 1948, Adèle Lecoq, secrétaire fédérale, écrit ceci sur la guerre d’Indochine : « Cette guerre de rapine engloutit des centaines de milliards qui pourraient être utilement employés à la construction de logements pour les sinistrés, d’écoles, d’hôpitaux, de sanas, de crèches, de pouponnières, de routes, etc. Sans compter que les mamans françaises et vietnamiennes ne trembleraient plus pour la vie de leurs petits et n’auraient plus à verser des larmes de sang »30.

C’est parce qu’ils étaient « malades de la guerre » que les syndicats américains en 1969 se sont progressivement ralliés à des positions anti-guerre du Vietnam et ont rejoint les mobilisations et provoqué de nombreux arrêts de travail31.

C’est également dans cette tradition que s’inscrivent les dockers de Gênes dans le génocide en cours en Gaza, lorsqu’ils menacent de bloquer toute l’Europe s’ils perdent le contact avec la flottille apportant de l’aide humanitaire par voie d’eau : « Si nous perdons le contact avec nos bateaux, nos camarades, ne serait-ce que pendant 20 minutes, nous bloquerons l’Europe. Avec le syndicat USB, avec tous les travailleurs portuaires, avec toute la ville de Gênes. 13 000 à 14 000 conteneurs quittent cette zone chaque année pour Israël. On ne laissera pas un seul clou s’échapper. »32. Une menace suivie d’une première journée de grève générale nationale et de manifestations dans toutes les villes du pays le 23 septembre.

En Belgique aussi, les syndicats PULS, CNE Transcom, BBTK et BTB ont appelé à ne pas embarquer ou débarquer du matériel militaire à destination d’Israël ou de la Palestine33. Plus récemment, ils appelaient le personnel de l’aéroport à ne pas desservir les vols à destination d’Israël.

« La classe travailleuse porte le poids de l’insécurité globale actuelle – des lignes de front de la guerre, jusqu’aux marges de systèmes économiques qui ont failli » déclarait Luc Triangle, le secrétaire général de la Confédération Syndicale Internationale, qui représente 191 millions de travailleurs, à l’issue de la Common Security Conference en avril 202534. « Les syndicats savent que la sécurité ne provient pas des armes; elle vient des emplois décents, de la justice climatique, de l’égalité, de la démocratie et des droits syndicaux. C’est pourquoi, parmi les principales exigences de la CSI, il y a celle de la réduction des dépenses militaires mondiales de 2% annuellement, et une réorientation de ces budgets vers la santé, l’éducation et la résilience climatique ».

Derrière cette exigence de réduction des dépenses militaires, il y a la conviction que la militarisation – et la course à l’armement – est la réponse de la classe dominante à une crise économique et politique dans laquelle elle est empêtrée. Elle décide de mener la guerre à la classe travailleuse pour la lui faire payer avec son argent, son temps et sa démocratie. À l’inverse, et à l’instar de la déclaration de la CSI, la réponse de la classe travailleuse et des syndicats réside dans le renforcement du mouvement pour la paix. Nous n’avons pas de guerre à mener hors de nos frontières. Nous avons déjà à gagner celle qui est menée contre nous, sur nos lieux de travail.

 

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  1. Buelens, G., & Lefèvre, P. (2021). La légalité est subordonnée à la lutte. Lava Media. https://lavamedia.be/fr/la-legalite-est-subordonnee-a-la-lutte/
  2. Mertens, P. (2025, 18 juin). Les tanks ne remplissent pas les frigos. Lava. https://lavamedia.be/fr/la-guerre-ne-remplit-pas-nos-frigos/ et Mertens, P. (2024). Mutinerie : Comment le monde bascule. Agone. ISBN 978-2748905533
  3. Eifler, U. (s.d.). Pourquoi les syndicats ne peuvent pas se taire face à la militarisation. Lava Media.
  4. Theo Francken, X, 6 mai 2025, https://x.com/franckentheo/status/1919662431149711797?s=46
  5. Eifler, U. (s.d.). Pourquoi les syndicats ne peuvent pas se taire face à la militarisation. Lava Media.
  6. Wasinski, C. (s.d.). Le réarmement européen, les intérêts industriels et la casse sociale. Lava Media.Sauer, T. (s.d.). La Russie dans une architecture européenne de sécurité. Lava Media. & Pestieau, B., & Vancauwenberge, M. (2025). Pourquoi militariser l’économie européenne ne va pas sauver notre industrie. Lava Media. https://lavamedia.be/fr/pourquoi-militariser-leconomie-europeenne-ne-va-pas-sauver-notre-industrie/
  7. RTL Info. (2025, 30 mars). La situation est catastrophique: face à la pression des grévistes, le ministre des… https://www.rtl.be/actu/belgique/politique/la-situation-est-catastrophique-face-la-pression-des-grevistes-le-ministre-des/2025-03-30/article/744473
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  9. VRT. (s.d.). De Ochtend [Extrait radio]. https://www.vrt.be/vrtmax/luister/radio/d/de-ochtend~11-19/de-ochtend~11-30541-0/fragment~eb2261a7-c616-494f-916f-caf4dc9207f8/
  10. L’Echo. (s.d.). L’État belge pourrait récolter 4,5 milliards d’euros pour la défense en vendant ses actions BNP Paribas. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/l-etat-belge-pourrait-recolter-4-5-milliards-d-euros-pour-la-defense-en-vendant-ses-actions-bnp-paribas/10596217.html & L’Echo. (s.d.). Le gouvernement veut récupérer la quasi-totalité des bénéfices de Belfius pour financer la défense. https://www.lecho.be/entreprises/banques/le-gouvernement-veut-recuperer-la-quasi-totalite-des-benefices-de-belfius-pour-financer-la-defense/10602653.html
  11. Terre des Hommes. (s.d.). Bundeswehr an Schulen. https://www.tdh.de/informieren/themen/bundeswehr-an-schulen
  12. GEW Bayern. (s.d.). Kinderferienprogramm mit der Bundeswehr in bayerischer Grundschule – keine Kinderfreizeit im Flecktarn. https://www.gew-bayern.de/presse/detailseite/gew-bayern-kinderferienprogramm-mit-der-bundeswehr-in-bayerischer-grundschule-keine-kinderfreizeit-im-flecktarn
  13. Eifler, U. (s.d.). Pourquoi les syndicats ne peuvent pas se taire face à la militarisation. Lava Media.
  14. De Tijd. (s.d.). Minister van Defensie Theo Francken (N-VA): Belgische boots on the ground in Oekraïne, dat is de logica zelve. https://www.tijd.be/politiek-economie/belgie/algemeen/minister-van-defensie-theo-francken-n-va-belgische-boots-on-the-ground-in-oekraine-dat-is-de-logica-zelve/10587667.html
  15. Gouvernement Arizona. (2024, octobre). Tableau budgétaire.
  16. Financial Times. (2025, 20 février). The UK may have to borrow more to pay for the defence spending it so urgently needs… https://www.ft.com/content/e0bd86f9-fd4a-4802-8199-44daaa97d13a: the UK may have to borrow more to pay for the defence spending it so urgently needs. In the next year and beyond, politicians will have to brace themselves to reclaim money through cuts to sickness benefits, pensions and healthcare
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  34. Confédération syndicale internationale. (2025). Common Security 2025. https://www.ituc-csi.org/common-security-2025

 

Publication originale Lava

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