Par Wu Ming 1 (auteure? / gauche / Italie?)
Extraits du livre, publiés le 12 septembre 2022 par Lundi.am
Tout fantasme de complot, même le plus insensé, partait d’un noyau de vérité, et QAnon ne faisait pas exception. Le trafic d’enfants existait, les abus sur mineurs aussi, la politique était influencée par les lobbys et les puissances économiques, une grande partie de l’information mainstream servait les intérêts des partis et des patrons, certaines stars d’Hollywood étaient membres de cultes entourés de secret (la scientologie, par exemple), etc. Sur ces bases de vérité, QAnon élevait des cathédrales de balivernes. Et en avalant les balivernes, on s’éloignait de la vérité.
L’État 
profond était une description caricaturale des intérêts de classe qui 
influençaient et façonnaient l’action des gouvernements et de l’État. 
Dans son Republic of Lies, Anna Merlan présente le noyau de sens – un sens tout simplement évident –
 de cette expression : « [L’État profond] est ce lieu où les industries 
milliardaires et les agences gouvernementales qui devraient les réguler 
sont gérées par les mêmes personnes qui passent continuellement par la 
même porte tournante, [...] ce lieu où les agences extrêmement secrètes 
comme la NSA opèrent en collaboration avec des compagnies de la Silicon 
Valley indifférentes aux préoccupations éthiques, [...] ce lieu où le 
système électoral est tellement corrompu que la majorité des Américains 
désespère de pouvoir le récupérer jamais [1]. » 
Le capitalisme n’était pas le fruit d’un complot, mais un effet à 
long terme, après de nombreux conflits, de la civilisation née avec la 
révolution agricole, avec la sédentarité des agglomérations humaines, 
avec l’éclosion des villes. 
Le capitalisme avait 
pris une forme reconnaissable à partir du xvie siècle et avait évolué 
pendant un demi-millénaire, en cooptant les institutions précédentes – 
l’État, avec ses formes d’organisation et sa sphère juridique – et en 
transformant radicalement les institutions encore plus anciennes, comme 
la famille, donnant vie à une nouvelle formation économico-sociale. 
Le
 capitalisme avait rendu la grande majorité des personnes dépendantes de
 la vente de leur force de travail sur un marché qualifié de « libre », 
mais en réalité régulé par une inégalité sociale articulée : division en
 classes, disparités de genre, hiérarchisation ethnique, 
marginalisations géographiques, etc. 
Le capitalisme
 s’était insinué dans la vie quotidienne et la psychologie des êtres 
humains, en imposant une idéologie de fond dans laquelle nous étions 
tous enveloppés comme dans un cocon, certains consciemment, d’autres 
moins, d’autres encore l’ignoraient complètement. 
Le
 capitalisme survivait grâce aux institutions et aux lois qui 
reconnaissaient, codifiaient et défendaient la propriété et l’héritage, 
en reproduisant les rapports sociaux d’une génération à l’autre, mais 
aussi grâce à de nombreuses autres lois et règles appliquées par une 
myriade de sujets locaux, nationaux et supranationaux, sur la base de 
coutumes, d’intérêts immédiats et d’intérêts à moyen terme, en tenant 
compte des issues transitoires d’affrontements – y compris armés – entre
 des intérêts divers. 
Le capitalisme vivait de 
contradictions qui le mettaient cycliquement en crise pour ensuite 
dépasser ces mêmes crises grâce à la destruction de ressources. Des 
« destructions créatrices » comme les avait appelées Joseph Schumpeter. 
Parmi toutes ces caractéristiques et ces variables, il y avait aussi les intentions des
 sujets en place, mais elles comptaient moins que ce qu’ils croyaient, 
elles étaient à leur tour surdéterminées. « Les hommes font leur propre 
histoire », avait écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852),
 « mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies 
par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du 
passé ». 
Ceux qui croyaient que le système dépendait entièrement de la volonté des
 puissants – ou plutôt de quelques méchants – hurlaient au complot, 
confinés dans leur propre impuissance. Pendant ce temps le système 
continuait à fonctionner, mieux, il exploitait leurs hurlements. Le 
marché des fantasmes de complot était très florissant : livres, vidéos, 
t-shirts, revenus publicitaires sur le web, et ainsi de suite. 
À
 l’arrière-plan de nos vies, opéraient, incessants, des dispositifs qui 
poussaient chaque processus en direction de la tutelle du système. 
J’avais emprunté un terme utilisé en biologie, en psychologie et en 
sémiotique : l’ensemble de ces impulsions assuraient l’homéostasie du système.
Homéostasie du système. Du grec ὄμοιος, « semblable », et στάσις, substantif du verbe ἵστημι, « rester ». Tendance du capitalisme à conserver ses caractéristiques de base et sa propre logique de fond en dépit des turbulences externes et internes. Tout système social tend à l’homéostasie, mais le capitalisme est le premier à s’être imposé comme totalité à l’échelle planétaire, c’est pourquoi son homéostasie opère partout et à tout moment. À l’ensemble des sous-systèmes qui composent le capitalisme correspond un réseau de dispositifs de contrôle dont l’interaction régule les flux d’énergie et d’information. Les options qui menacent les caractéristiques de base du système sont écartées a priori, parfois tellement a priori qu’elles n’ont même pas été imaginées [2].
Un autre concept dérivait de celui de l’homéostasie :
Narration de diversion. Représentation d’une situation politique ou d’un problème social qui, en se concentrant sur des causes et des responsabilités fictives ou sur des causes concomitantes sans importance, détourne la critique du fonctionnement réel et des contradictions du capitalisme, en proposant de fausses solutions souvent dirigées contre des boucs émissaires. Une narration de diversion retarde la prise en charge réelle des problèmes, disperse les énergies et rend le tableau flou, ce qui aggrave la situation de départ. Les plus fréquentes et efficaces des narrations de diversion qui assument ces fonctions sont les fantasmes de complot.
Pour utiliser une métaphore d’électricien, le conspirationnisme était la prise de terre du capitalisme : il évacuait la tension vers le bas et empêchait que les personnes soient foudroyées par la conscience que le système devait être changé. 
Une étude parue en février 2017 dans la revue Political Psychology et
 intitulée « Blaming a Few Bad Apples to Save a Threatened Barrel : The 
System-Justifying Function of Conspiracy Theories » (Blâmer quelques 
pommes pourries pour sauver un panier en danger : la fonction de 
justification du système des théories du complot) disait sensiblement la
 même chose. Les auteurs expliquaient que les fantasmes de complot, même
 s’ils sont « représentés comme alternatifs et subversifs par rapport 
aux récits dominants », en réalité « peuvent renforcer, plutôt que 
miner, le soutien à l’état des choses quand sa légitimité est menacée ».
 Ceux qui croyaient aux fantasmes de complot tendaient à accuser de 
petits groupes de méchants au lieu de rechercher les causes systémiques.
 « En imputant les tragédies, les désastres et les problèmes sociaux à 
l’action de quelques méchants, concluait l’étude, les théories du 
complot peuvent détourner l’attention des défauts intrinsèques aux 
systèmes sociaux [3]. »
Ce n’était pas dans les objets que le conspirationnisme montrait de 
temps à autre du doigt qu’il fallait chercher les noyaux de vérité des 
fantasmes de complot. Ces objets étaient toujours et seulement des signes : symptômes, métaphores, allégories inconscientes. Regarder l’objet même serait revenu à dire : « Oui, les Protocoles des sages de Sion sont
 un faux, mais chez les juifs aussi il y a des filous. » Le problème 
n’était pas là. Le problème était que, dans la narration sur le complot 
juif, les juifs prenaient la place de quelque chose d’autre. 
Le conspirationnisme avait en effet un double problème avec les sens figurés.
 Il en trouvait là où il n’y en avait pas – et dans ces cas-là il 
s’agissait d’apophénie et de paréidolie de la part de chacun – tandis 
que, là où il y en avait, il ne les saisissait pas – et dans ce cas il 
s’agissait d’asymbolie du récit lui-même. Une asymbolie que Casaubon décrivait bien dans Le pendule  :
 « [T]ous trois perdions lentement cette lumière intellectuelle qui nous
 fait toujours distinguer le semblable de l’identique, la métaphore des 
choses, cette qualité mystérieuse et fulgurante et merveilleuse grâce à 
laquelle nous sommes toujours à même de dire qu’un tel s’est abêti, sans
 toutefois penser un instant que des poils et des crocs lui ont poussé, 
quand le malade au contraire pense “abêti” et voit aussitôt quelqu’un 
qui aboie ou fouge ou rampe ou vole [4]. » Par exemple, la métaphore du capital en tant que vampire était un classique, Marx l’avait utilisée dans Les luttes de classes en France de 1848 à 1850, dans Les Grundrisse et dans le premier livre du Capital  :
 « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime
 qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre 
qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille 
est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail 
qu’il lui a achetée. » QAnon avait pris cette métaphore au pied de la 
lettre. Les puissants étaient dépeints comme de vrais vampires. 
Le sang n’était plus une métaphore de la force de travail, du temps de 
vie, de l’existence prolétarienne dans les rapports sociaux : c’était du
 sang un point c’est tout. Bu par Hillary Clinton, Soros, Tom Hanks ou 
Joe Biden. 
Les légendes haineuses sur Soros et l’immigration n’avaient pas non plus atteint le capital : elles avaient seulement fait croître le racisme et la xénophobie, et transformé la Méditerranée en un cimetière d’hommes, de femmes et d’enfants.
Certains fantasmes de complot exprimaient une angoisse par rapport au
 désastre climatique et à l’inaction face à ce problème. Chaque jour, du
 moins avant que l’attaque de panique due à la pandémie de COVID-19 ne 
balaie tout autre thème, des grands titres et des reportages montraient 
combien la situation était grave... et que personne ne faisait rien. Les
 médias involontairement ironiques nous exposaient à la plus classique 
et paralysante des doubles contraintes  : inquiétez-vous, c’est 
terrible, mais ne vous inquiétez pas, passons à autre chose, de 
nouvelles vidéos hilarantes dans la colonne à droite. 
Pendant
 des semaines on parlait d’« urgence sécheresse », on nous montrait le 
Pô réduit à un sinistre ruisseau, on nous informait que les ressources 
hydriques de l’Italie du Nord étaient en danger, que les agriculteurs 
n’auraient pas d’eau pour irriguer leurs champs. Des informations dans 
les journaux, sur les sites, à la télévision. En même temps personne ne 
semblait s’en occuper vraiment. Comment était-il possible que la 
situation soit si grave et qu’en même temps personne n’agisse ? 
Le
 désastre climatique nous mettait face à l’exigence de changer de mode 
de production, mais l’homéostasie du système excluait ou reléguait dans 
les marges toute analyse, critique et mesure que cette conscience 
pouvait dicter. Dans le même temps, la forte dissonance cognitive sur ce
 thème engendrait des narrations de diversion qui détournaient 
l’angoisse et l’attention : fantasmes de complot sur l’épandage d’agents
 toxiques lors de vols secrets (chemtrails), sur l’altération du 
climat programmée à des fins géopolitiques (guerre climatique), ou sur 
les migrations mondiales – en réalité causées aussi par le désastre 
climatique – comme produit d’une grande conspiration.
Le JAQing off avait débuté dans les années 2000. « Vous ne 
trouvez pas ça bizarre, vous aussi, qu’aujourd’hui on voie toutes ces 
traînées dans le ciel ? Autrefois il n’y en avait pas ! » 
Ma réponse avait toujours été : « Non, je ne trouve pas ça bizarre, et avant il y en avait aussi. »
Quand
 j’étais petit j’avais souvent le nez en l’air, et au-dessus du 
territoire où j’avais grandi – la basse plaine de Ferrare – se 
croisaient d’importantes routes civiles : des vols entre Rome et 
l’Europe du Nord, entre Milan (ou Genève) et le Moyen-Orient, entre 
Milan et Athènes, entre Milan et Bari, de Venise vers le sud-ouest... 
Étant donné sa position au centre de la Méditerranée, depuis des 
décennies, l’Italie était l’un des pays les plus survolés d’Europe, et 
la plaine du Pô était large : elle partait du septième méridien et 
arrivait presque jusqu’au treizième. Difficile de ne pas passer 
au-dessus. En outre, dans mon nord-est cispadan, il était fréquent que 
le vrombissement d’un ou plusieurs avions militaires provenant des bases
 d’Aviano ou de Poggio Renatico fasse sursauter. 
Bref, des traînées, j’en voyais souvent. Et c’étaient les années 1970. 
« Mais pourquoi il y en a beaucoup plus maintenant ? » 
Parce
 que depuis cette époque jusqu’à 2019 – avant le coup d’arrêt de 
l’urgence COVID-19 –, les vols n’avaient fait qu’augmenter, avec un 
véritable boom dans les années 2000, dû aux low cost. En Italie, 
de 1986 à 2006, le trafic aérien avait triplé, passant de 507 374 à 1 
538 977 vols par an. Plus de vols, plus de traînées de condensation [5]. 
Parce que les traînées n’étaient rien d’autre que des nuages, certes formés par le passage des avions, et qu’elles se comportaient en nuages : elles prenaient diverses formes et dimensions, se teintaient de différentes couleurs, semblaient plus proches les unes des autres qu’elles ne l’étaient vraiment... Cela dépendait de l’altitude, du vent et de l’humidité, de la vitesse à laquelle l’avion était passé, de la position de l’observateur par rapport au soleil, de beaucoup de facteurs.
En revanche, selon le fantasme sur les chemtrails, un complot mondial était à l’œuvre pour nous empoisonner et en même temps contrôler nos cerveaux, grâce à la vaporisation dans l’atmosphère de substances vénéneuses et, en quelque sorte, « neuroconductibles ». Les motifs n’étaient pas clairs car il y en avait trop. La narration avait des dizaines de versions. Dans chacune d’elles, des pouvoirs occultes contrôlaient le trafic aérien mondial et s’en servaient pour accomplir un colossal et réitéré crime contre l’humanité. Les traînées n’étaient pas constituées de vapeur d’eau, ça, il n’y avait que les idiots qui le croyaient : elles contenaient un cocktail de métaux lourds – baryum, silicium, aluminium, cadmium, manganèse, palladium – et divers composants chimiques, qui rendaient la population malade et fixaient dans l’air une « bande éléctroconductrice » grâce à laquelle ces pouvoirs occultes pouvaient manipuler nos humeurs et nos sentiments tout en faisant de l’argent avec les médicaments et les vaccins.
Ce n’étaient pas les avions de ligne qui émettaient les chemtrails, mais de mystérieux avions non identifiables. Non, en fait les avions de ligne en relâchaient aussi, spécialement affrétés par la CIA, la NASA ou toute autre entité de ce genre. Parmi les pathologies causées il y avait notamment la maladie de Morgellons : la peau se recouvrait de plaques prurigineuses qui, quand on les grattait, se rompaient et se révèlaient pleines d’étranges filaments.
Peut-être prenaient-ils un antidote. Et l’antidote, c’était la spiruline, « riche en protéines végétales, très bonne pour le système nerveux et le système immunitaire », un « aliment du xxie siècle », l’« aliment du futur dans une microalgue ». Et s’ils en prennent, prenons-en aussi ! Des blogs comme Informarmy ou Scie Chimiche Informazione Corretta recommandaient la spiruline. On pouvait s’en procurer en pharmacie, dans les herboristeries et en ligne, en capsules ou en tablettes. Sur le site Macrolibrarsi – « e-commerce no 1 en Italie pour le bien-être du corps, du cerveau et de l’esprit » – une certaine Alessandra donnait cinq étoiles au produit et commentait : « J’ai commencé à prendre de la spiruline pour faire obstacle aux métaux lourds qui nous tombent dessus depuis les traînées chimiques que nous voyons malheureusement tous les jours dans le ciel. La spiruline est indiquée pour atténuer cet inconvénient et je dois dire que pendant le mois où j’en ai pris, je n’ai jamais eu mal à la tête ou d’autres désagréments, comme les vertiges ou les trous de mémoire, et que mon énergie générale s’est améliorée. »
Les conspirateurs contrôlaient le monde entier... mais ils laissaient la spiruline en circulation. 
Et
 la maladie de Morgellons ? C’était Mary Leitao, ex-biologiste de 
Surfside Beach, en Caroline du Sud, qui l’avait baptisée ainsi en 2002 
pour décrire les symptômes dont souffrait son jeune fils. Elle avait 
trouvé le mot « morgellons » – un terme venant prétendument de la langue
 d’oc et désignant de gros insectes, mosceroni – dans une lettre 
que l’homme de science anglais Thomas Browne avait écrite en 1690. 
Browne semblait y décrire une maladie similaire mais en trois cents ans,
 personne n’en avait vérifié l’existence. 
D’après 
les médecins, le fils de Mary souffrait du syndrome d’Ekbom, ou délire 
d’infestation parasitaire. Ceux qui en souffraient se sentaient infestés
 par des insectes, vermines ou micro-araignées qui rampaient sous leur 
peau. En se grattant frénétiquement ils produisaient des écorchures, des
 blessures, des ulcères dans lesquels pouvaient finir des poils, des 
fibres de tissus, des cheveux. D’où le mythe des « étranges filaments ».
 
Mary avait créé une association et attiré 
l’attention de plusieurs politiciens américains, mais en 2012 le Center 
for Disease Control and Prevention – l’agence fédérale pour la 
prévention et le contrôle des maladies – avait conclu que le syndrome de
 Morgellons n’existait pas. Une conclusion qui, évidemment, faisait 
partie du complot.
Pour une raison quelconque, l’Italie était un des pays où le fantasme sur les chemtrails avait eu le plus de succès. Il y avait eu un boom dans les années 2010, avec de nombreuses manifestations, comme celle de Modène le 21 décembre 2013. Dans la ville de la tour de la guirlande, 500 personnes venues de toute l’Italie avaient défilé, brandi des pancartes et des banderoles, crié des slogans et attiré l’attention des médias.
« Nous avons le droit de reprendre le contrôle de nos vies. Il n’y a qu’à lever les yeux au ciel pour comprendre qu’on veut nous empoisonner », explique Monia Benini, des éditions Draco, lesquelles ont participé à l’organisation du cortège avec l’association Riprendiamoci il pianeta (RIP, Reprenons le contrôle de la planète). L’explication du phénomène céleste, d’après les personnes descendues dans la rue, est simple : « Les traînées spontanées n’existent pas dans la nature, c’est un phénomène météorologique qui n’existe pas. En réalité les traînées sont causées par des avions-citernes américains qui répandent des substances dans l’atmosphère. Il faut qu’on nous explique ce qu’il se passe au-dessus de nos têtes », affirme Massimiliano Bonavoglia de Bergame, un de ceux qui ont pris la parole à la fin de la manifestation. « Nous respirons ces pulvérisations qui provoquent une transmutation génétique du terrain. » [6]
Chaque jour, à travers l’Italie, des métaux lourds et des déchets 
toxiques s’écoulaient illégalement et de manière beaucoup plus directe, 
sans divagations ni fantasmes célestes. Chaque minute consacrée aux chemtrails était soustraite aux vraies batailles en faveur de l’environnement. 
Au fil des années les chemtrails avaient
 été englobées dans une narration encore plus vaste, celle de la 
« guerre climatique ». Elles faisaient partie des moyens employés pour 
altérer le climat, provoquer la sécheresse et les famines, déclencher 
les orages et les inondations, engendrer des tornades pour les diriger 
contre un territoire ennemi. D’après certains, l’objectif était 
carrément de changer l’atmosphère pour que des envahisseurs 
extraterrestres puissent s’installer sur Terre. Chaque catastrophe 
météorologique et climatique était préparée à l’avance. Et puisque dans 
certains milieux le nationalisme ne manquait jamais à l’appel, la guerre
 climatique était dirigée contre l’Italie. C’est ce que j’avais lu sur plusieurs blogs, forums et réseaux sociaux. Dans ce paradoxal rêve de gloire, le Belpaese jouait un rôle très important, celui de cible d’un complot mondial.
« Il y a ceux qui croient encore que toutes ces catastrophes sont d’origine naturelle, ceux qui, abrutis par la télévision, rejettent la faute sur le réchauffement global, et il y a ceux qui connaissent en revanche depuis des années les coupables, depuis la pas si lointaine année 2002, quand le gouvernement Berlusconi a signé un traité avec G. Bush (sans le consentement du peuple) pour des opérations de géoingénierie dans le ciel d’Italie.
Une secousse sismique de magnitude 3,8 a été enregistrée ce matin en Émilie-Romagne, où une violente tornade s’est aussi déchaînée hier, provoquant de nombreux dégâts (plus de 100 habitations touchées) et 11 blessés.
À Vérone, une averse de grêle violente et tout à fait anormale a très gravement endommagé les maisons, les voitures et surtout l’agriculture. [...] La guerre climatique, signée HAARP, a pour objectif précis de mettre le peuple à genoux de façon à mieux le contrôler, en retardant ou en ruinant les récoltes locales on oblige le peuple à acquérir les produits de la multinationale [sic], parmi lesquels les très nocifs OGM » [7].
Le HAARP indiqué comme « signataire » de la guerre climatique était le High-frequency Active Auroral Research Program, un projet lancé en 1990 par la Défense américaine et l’université de l’Alaska Fairbanks. L’objectif déclaré était de faire des expériences de radio-émissions dans la ionosphère pour développer des technologies de communication et de surveillance. Un programme militaire, donc pas tout du tout « innocent », et déjà objet de controverses et d’auditions parlementaires. Il n’y avait cependant aucun lien démontré ni plausible entre le HAARP et une tornade en Romagne ou une pluie torrentielle dans la Valpolicella. Une fois de plus, voilà un fantasme de complot qui éloignait des possibles noyaux de vérité – les intérêts militaires, les rapports entre industrie de guerre et science, les risques de la « géoingénierie » que beaucoup proposent comme une solution au réchauffement global – pour divaguer sur des complots impossibles avec des millions de complices et de connivences. La tentation était forte de définir les fantasmes sur la « guerre climatique », der Antimperialismus der dummen Kerls.
Le conspirationnisme ne se démentait pas : c’était une façon de ne 
pas « savoir y faire avec le symptôme ». Il enjoignait de s’inquiéter 
des traînées chimiques en tant que telles au lieu des traînées chimiques
 comme signes. Leur augmentation, en fait, signalait l’impact 
environnemental et « climaltérant » d’une industrie qui s’était 
développée de façon tumultueuse, bénéficiant de la dérégulation 
néolibérale et comprimant les droits de la force de travail. 
L’augmentation des vols avait accru la pollution et les émissions de gaz
 carbonique. Les avions étaient responsables de 2% des émissions de gaz 
carbonique dans l’atmosphère. Si le transport aérien avait été un pays, 
il aurait été classé parmi les dix pays ayant le plus gros impact sur le
 climat, et en réalité ces 2 % représentaient beaucoup plus, car le gaz 
carbonique émis à haute altitude contribuait plus au réchauffement que 
celui émis depuis la Terre [8]. 
Publication originale : Lundi.am
[1] Anna Merlan, Republic of Lies. American Conspiracy Theorists and Their Surprising Rise to Power, New York, Metropolitan Books, Henry Holt & Co., 2019. [NdT : retraduction de la traduction de Wu Ming.]
[2] Une observation de Wu Ming 2 : « L’homéostasie est à la base d’une certaine idée de la médecine, selon laquelle chaque thérapie devrait se limiter à favoriser la tendance naturelle d’un corps à être bien portant. Mais l’homéostasie du capitalisme est particulière parce que le système se protège lui-même, en s’auto-représentant en dernière instance comme un système créateur alors qu’il est un système destructeur. Telle est son extraordinaire contradiction : l’homéostasie capitaliste est l’autopréservation d’un système destructeur et donc, au-delà des masques, autodestructeur. C’est comme une maladie qui se défend elle-même, mais qui, en dernière analyse, tue le corps qui l’héberge, avec des réactions auto-immunes. Tandis que l’homéostasie de mon corps tente d’en freiner le dépérissement, l’homéostasie du capitalisme en accélère les crises. »
[3] Daniel Jolley, Karen M. Douglas et Robbie M. Sutton, « Blaming a Few Bad Apples to Save a Threatened Barrel : The System-Justifying Function of Conspiracy Theories », Political Psychology, vol. 39, no 2, février 2017.
[4] Umberto Eco, Le pendule de Foucault, Paris, Grasset, 1990.
[5] Toutes les données sur le trafic aérien sont trouvables sur le site de l’Ente nazionale per l’aviazione civile (organisme nationale pour l’aviation civile, ENAC).
[6] David Marceddu, « “Basta scie chimiche”, oltre 300 persone in corteo a Modena : “Vogliamo spiegazioni” », Il Fatto Quotidiano, 21 décembre 2013.
[7] Anonyme, « Guerra climatica all’Italia ! », Notizie Shock (site trouvable sur Google Sites), s.d. (2013).
[8] « Facts & Figures », Air Transport Action Group.
