Au panthéon des hypocrites


 

Par Xiao Pignouf (Ouvrier, Enseignant / gauche/ France)

Publié le 2 mars 2024 sur le blog de l'auteur Tais-toi Xiao

Missak Manouchian aurait-il accepté que sa dépouille soit déplacée au Panthéon sans celles de ses 23 camarades, comme lui résistants francs-tireurs, comme lui fusillés par les Allemands le 21 février 1944* ? Aurait-il trouvé tolérable que de cette cérémonie soient exclus les derniers survivants de ces résistants des FTP-MOI ? Parmi eux, Léon Landini, 98 ans, maintenu à l’écart de la cérémonie malgré une lettre à la présidence de la République, restée sans réponse. Il n’y a pire affront que l’indifférence. Et sommet de l’exécrable : Missak aurait-il souffert la présence à cette cérémonie des représentants du Rassemblement National, descendants en ligne directe de ses bourreaux ?

À ces trois questions, on peut supposer qu’un homme qui a refusé qu’on lui bande les yeux pour regarder ses assassins en face répondrait par la négative. Sans minimiser la fierté de la communauté arménienne de France (la deuxième du monde) de voir l’un des siens reposer aux côtés des grandes figures de l’histoire, il conviendrait de ne pas laisser faire aux morts ce que vivants ils auraient jugé inacceptable. Profitons-en au passage pour nuancer ce refrain, ô combien fallacieux, on le verra, repris par Macron lors de son discours au Panthéon : Manouchian n’était pas un « apatride », au contraire. Il était arménien dans ses tripes et jusqu’à la pointe de ses cheveux de jais, très impliqué dans les milieux culturels et politiques de sa patrie d’origine dont il a été éloigné par la force. Il était titulaire d’un passeport Nansen, attribué aux réfugiés politiques généralement en provenance d’URSS, et que Nabokov a décrit ainsi : «Son titulaire valait à peine mieux qu’un criminel libéré sur parole et devait passer par d’odieuses épreuves chaque fois qu’il voulait voyager d’un pays dans l’autre, et plus les pays étaient petits, plus ils étaient tatillons. Quelque part dans le fin fond de leurs glandes, les autorités sécrétaient cette notion que peu importait à quel point un État – disons la Russie soviétique – pouvait être mauvais, toute personne ayant fui cet État était intrinsèquement méprisable du fait qu’elle s’était soustraite à toute administration nationale : et par conséquent, on marquait à son endroit la désapprobation absurde avec laquelle certains milieux religieux regardent un enfant né hors mariage.»

 

Membres du 6ème congrès du Comité de secours pour l’Arménie (Hay(astani) Oknoutian Gomidé, HOG). Manouchian est derrière au troisième rang, légèrement sur la droite.(1937)
Réunion de l’Association Populaire des Arméniens de France. Manouchian est assis au premier rang, le troisième en partant de la gauche. (1938)
Soirée de l’Union des écrivains arméniens de France. Manouchian est assis au premier rang, la main sur l’épaule du musicien.(1939)

 

S’il l’était de cœur avant tout, on n’a repeint Manouchian comme français que par opportunisme, parce qu’il est mort en héros pour le pays où il avait trouvé refuge. Mais la naturalisation qu’il avait demandé à deux reprises pour s’engager dans l’armée régulière lui a toujours été refusée. Et lorsque le chef d’état reprend de Strophes pour se souvenir, le poème d’Aragon rendant hommage au groupe Manouchian, le vocable « Français de préférence », c’est visiblement sans en comprendre la signification et encore moins contextualiser son sens péjoratif : Louis Aragon emploie, peut-être à dessein, la référence raciste et excluante de ce terme, antithèse à « Français de souche », qui serait né dans le journal antisémite la Libre Parole et ciblerait alors les Juifs d’origine étrangère… L’Affiche Rouge était d’abord une propagande antisémite coproduite par le gouvernement de Vichy et l’armée d’occupation allemande. Ses concepteurs, membres du Comité d’Action anti-bolchévique, ont choisi délibérément d’effacer deux camarades de Manouchian aux patronymes trop français, Roger Rouxel et Georges Cloarec, pourtant fusillés à ses côtés, pour ne garder que ceux portant des noms judaïques ou étrangers. L’affiche choisit donc de mettre en avant la judéité de sept des fusillés, même s’ils avaient tous rejeté leur religion. Plus tard, dans l’immédiat après-guerre, il semble au contraire qu’on ait voulu éclipser le rôle de ces résistants étrangers, regroupés au sein des FTP-MOI [Francs-tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée], volonté motivée par la crainte de donner à la résistance un visage trop peu français. Ce que ne manque pas de rappeler l’offense faite à Landini par Macron.

 


 

Après Landini, l’oubli

Le Comité d’Action Anti-bolchévique était l’un des nombreux groupuscules collaborationnistes liés aux instances vichystes lors de l’Occupation allemande qui ont contribué à l’assassinat de milliers de résistants communistes en les dénonçant, en les traquant et en les remettant aux services de police puis aux Allemands. Aux côtés du CAA ont oeuvré la Légion des Volontaires français contre le bolchévisme qui a combattu dans la Wehrmacht et dont certains membres seront intégrés plus tard à la Division SS Charlemagne, le Parti Populaire Français de Jacques Doriot, le Rassemblement National Populaire de Marcel Déat, également fondateur du Front Révolutionnaire National, le Parti Franciste, le Mouvement Social Révolutionnaire d’Eugène Deloncle, ancien de la Cagoule, la Milice française de Pierre Laval ou l’Action Française. Pierre Sidos, un ancien de la Milice Française, créera avec d’autres Jeune Nation, puis le mouvement Occident et le GUD qui fusionneront au sein d’Ordre Nouveau. Cette formation néofasciste chapeautera en 1972 la création en France d’un nouveau parti politique d’extrême-droite : le Front National, dont le nom et le logotype sont des trouvailles à l’inspiration claire. Elle nommera à sa tête Jean-Marie Le Pen.

À gauche, logotype du Front National de Jean-Marie Le Pen, à droite, logotype du Rassemblement National Populaire de Marcel Déat

Après des années d’isolement de la scène politique national et les premiers succès électoraux mettant en évidence le fameux « plafond de verre » du FN, le lent processus de dédiabolisation mis en branle par les stratèges frontistes pour percer ce seuil infranchissable se fait en rebaptisant le parti d’extrême-droite avec des mots bien choisis, plus amènes et plus consensuels. En réalité, c’est de peu d’originalité qu’ils font preuve car le ver était déjà dans le front, si je puis dire : ce Rassemblement National, neuf en apparence, qui en rappelle un autre, existait déjà à l’arrière-plan des visuels lepénistes…

 

 

Le 21 février 2024, 80 ans après l’exécution de Missak Manouchian et de ses 22 camarades par les nazis, la boucle est bouclée. À la panthéonisation de Missak et de son épouse Mélinée, la présence des caciques du Rassemblement National, ces héritiers politiques de la collaboration active avec l’occupant allemand, de tous ceux qui partageaient les ambitions racistes et antisémites du nazisme contre lesquels étaient engagés Mélinée et Missak bien avant le début de la guerre, mais aussi quelques années plus tard de la torture des résistants algériens, parachève la normalisation du parti d’extrême-droite dans le paysage politico-médiatique français, stade ayant succédé à la longue période de dédiabolisation qui s’est étalée dans la décennie pré-macroniste. Parallèlement à ce processus s’est entamée, en contrepartie, la diabolisation de la gauche radicale, débutée par l’analogie faite entre nazisme et communisme au Parlement européen, par l’effacement mémoriel du rôle de l’URSS dans la victoire contre le nazisme et du prix humain payé par ses peuples, par l’adoption au sein de l’appareil du Parti Communiste français d’antiennes réactionnaires appartenant habituellement au fond de commerce de la droite voire de l’extrême-droite, et par la réorientation de leurs critiques les plus acerbes non plus vers la bourgeoisie mais vers leur gauche et enfin par la mise au ban de Mélenchon et de la France Insoumise, exclus de ce que le pouvoir en place appelle « l’arc républicain ». La concrétisation de cette bascule a pu être observée lors de la manifestation contre l’antisémitisme qui a fait suite aux attaques du 7 octobre dernier en Israël par les groupes de résistance palestiniens dont les cibles, en priorité militaires, ont été transformées par la propagande sioniste et occidentale en atrocités contre des femmes et des nouveaux-nés sans qu’à nouveau la moindre preuve matérielle ait été fournie pour en attester. Malgré la parenté avérée du RN avec les idées ayant conduit à Auschwitz, la présence de Marine Le Pen et de ses lieutenants aux côtés des représentants du sionisme en France, qui échangent aujourd’hui sans complexe accolades et baisers, et d’une partie de la gauche dite « républicaine », n’a pourtant choqué pratiquement personne dans le marigot médiatique aux ordres et par voie de conséquence, parmi une majorité de l’opinion publique.

Nous devons faire le constat de cette amnésie collective.

Cet usage posthume abusif de la panthéonisation, lorsqu’elle cible des figures qui de leur vivant auraient vendu chèrement leur peau contre les idées macronistes, n’est pas dépourvu d’arrières-pensées. Souvent pour maquiller une politique corrompue par le racisme et le mépris du peuple : en 2018, c’est Joséphine Baker, chanteuse afro-américaine, française de coeur et résistante qu’on transfère à la nécropole au moment où la polémique sur l’islamo-gauchisme, version anti-musulmane remaniée du judéo-bolchévisme, cette bête noire des mêmes sphères fascistes de l’entre-deux guerres, nourrie par les déclarations de membres éminents du gouvernement bat son plein. Il en va de même pour Manouchian, bien utile pour faire passer la pilule d’une énième loi immigration qui donne l’impression de plus en plus claire que la macronie joue avec le feu du racisme systémique, réduisant ainsi chaque jour un peu plus l’écart avec une extrême-droite qui lui « suce la roue » et augmentant de facto la probabilité que l’électorat français finisse, comme l’a si bien formulé Le Pen père, par préférer l’original à la copie.

Le Pen, fin de règne, Bardella présidentiable ?

Parce qu’il faudra remplacer Macron et parce qu’une tentative supplémentaire de Marine Le Pen risquerait de se solder par cette même invariable collision avec le plafond de verre, parce que les Le Pen rattachent trop avec ce qu’a été le parti et son passé sulfureux, parce que peut-être que le peuple français n’est pas encore prêt à élire une femme aux commandes de la nation, fut-elle d’un parti autoritaire et patriarcal, parce que le RN est un groupe politique aujourd’hui normalisé et républicain pour lequel on vote toute honte bue, parce que ni derrière Macron ni à sa droite ne se dégage (pour l’instant) la moindre figure qui soit un successeur potentiel acceptable avec les épaules d’un gagnant, parce que les vieux clivages, loin d’avoir disparu, ont changé d’axe pour se reconstruire autour d’une socio-démocratie ultra-libérale, hybride macrono-centriste et une droite dure dont le noyau s’est recentré sur son extrême : le Rassemblement National deviendra probablement celui des droites en attirant à lui la dissidence de l’UMP pour former cette union chère à Bardella et Ciotti, aussi parce que l’opinion publique s’est un peu habituée à la jeunesse d’un président, malgré ses airs d’ahuri, ses sourires béats, son dédain pour la populace et ses discours soporifiques, mais surtout, surtout, parce que pour la bourgeoisie, ainsi que le dit l’adage, « mieux vaudra toujours Hitler que le Front populaire ».

On me rétorquera que Bardella n’est pas Hitler. Certes. C’est une façon de parler, mais enfin, ils auront beau chasser le naturel, il reviendra au triple galop… S’il y a bien une chose que l’on sait, c’est qu’en politique, il n’y a rien qu’on puisse rejeter comme impossible : qui aurait pu dire qu’un peuple, de son sommet à sa base, cible d’un génocide se mettrait lui-même à en commettre un. Au royaume des incertitudes, les probabilités sont reines.

 

 

Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense.

Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous…


Extrait de la dernière lettre de Missak à Mélinée, écrite quelques heures avant qu’il ne soit fusillé.

Comme l’a si bien formulé dans l’Humanité l’acteur Simon Abkarian qui a incarné Missak à l’écran, les Manouchian étaient les contre-exemples du portrait de l’étranger que font les idéologues du Rassemblement National. La présence de ces derniers au Panthéon ce 21 février, avalisée par le pouvoir, a été un crachat au visage des résistants et une preuve supplémentaire que Macron se désintéresse aussi bien des morts que des vivants.

(*) Olga Bancic, seule femme du « groupe Manouchian », a été exécutée quelques semaines après ses camarades en Allemagne.

 Publication originale Tais-toi Xiao