Mensonges et dogmes de la politique énergétique libérale

Photo de Vattenfall
 

Par Mathieu Strale (Chercheur / gauche / Belgique) et Aurélien Bernier (Auteur / gauche / France)

Publié le 19 janvier 2024 par Lava Media

Mathieu Strale est chercheur à l’Institut de Gestion de l’Environnement
et d’Aménagement du territoire ( DGES-IGEAT ) de l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur les problématiques de mobilité métropolitaine à Bruxelles et en Europe.

Aurélien Bernier est auteur et spécialiste des politiques environnementales et d’énergie. Il a écrit plusieurs livres dont Les voleurs d’énergie (Utopia, 2018) et L’énergie hors de prix (Les Editions de l’atelier, 2023).

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La hausse du prix des factures ne serait qu’une fatalité due à la reprise post-pandémie et au contexte géopolitique incertain du à la guerre. Pourtant, c’est bien la libéralisation du secteur qui constitue la cause fondamentale de l’incertitude concernant l’évolution des prix.

Mathieu Strale : Il y a quelques mois, vous avez publié L’énergie hors de prix. Les dessous de la crise. Quel est l’objectif du livre ?

Aurélien Bernier : En 2018, quand j’ai sorti mon précédent livre1, je tenais déjà un discours plus que critique sur la libéralisation de l’électricité et du gaz. À l’époque, on était déjà nombreux, au sein de la gauche progressiste ou des syndicats, à critiquer ce marché, en disant que cela finirait par craquer.

Et c’est en 2021 que cela s’est produit. Très vite, les libéraux ont tenté de dissimuler cet échec du marché de l’énergie en expliquant que c’était lié au Covid puis à la reprise économique qui aurait créé un choc imprévu sur les marchés. Finalement, la guerre russe en Ukraine leur a fourni une meilleure excuse.

Alors, j’ai voulu, d’une part, expliquer le fonctionnement des marchés de l’énergie et la formation des prix sur ces marchés et donner une explication accessible des conséquences de ce choix politique.

D’autre part, je souhaitais démonter le mensonge officiel de la cause de la crise, attribuée à Poutine. La guerre de la Russie en Ukraine est détestable, mais mettre sur le compte de ce conflit la flambée des prix pour dédouaner la libéralisation et faire croire qu’avant, le marché fonctionnait bien, c’est une manœuvre politique malhonnête. Et finalement, je continue à développer le discours que je tenais déjà en 2018 : la nécessité d’établir ou de rétablir des monopoles publics sur l’énergie pour que de telles crises ne puissent plus se reproduire.

Ce que vous expliquez à travers votre analyse de la crise, c’est que le fiasco du marché européen de l’énergie était prévisible. Les mêmes causes avaient produit les mêmes effets, il y a vingt ans en Californie et plus récemment au Texas. Pourquoi un tel aveuglement selon vous ?

Plus que de l’aveuglement, c’est du dogmatisme. L’Union européenne et les gouvernements des États membres connaissaient très bien les risques. Ils savaient que, dès que le marché se tend, dès qu’il y a de la rareté, les prix montent très rapidement. C’est documenté par les économistes de l’énergie depuis plusieurs décennies.

L’électricité se stocke difficilement, seulement avec des batteries ou des barrages, et le système doit être équilibré en permanence. Dans un monopole public, cet équilibre est assez simple : l’opérateur public allume ou éteint les centrales en fonction des besoins, en commençant par les unités ayant les coûts de production les plus bas et en terminant par les plus chères, qui ne fonctionnent qu’au moment des heures de pointe.

Mais dans un marché, c’est tout à fait différent. Pendant ces périodes de pointe, les opérateurs qui détiennent les centrales qui vont permettre d’équilibrer le réseau sont en position de pouvoir réclamer un prix très élevé, une rente de rareté. Car allumer leurs centrales est indispensable pour maintenir le système. Cela leur donne un pouvoir démesuré.

En Californie, en 2001, cette situation avait déjà amené des manipulations des opérateurs privés pour retarder l’allumage des centrales et faire monter artificiellement les prix. Cela a mené ensuite à une crise généralisée, avec une explosion des prix et même des blackouts, des coupures générales d’électricité.

En Europe, la flambée des prix commence avec le gaz, à partir de la fin du printemps 2021, presque un an avant la guerre en Ukraine. En réalité, elle provient d’un échec du marché.

Comment ça fonctionnait avant la libéralisation ? On avait des contrats de long terme qui étaient passés entre les entreprises qui distribuent le gaz dans les pays européens et les entreprises qui produisent le gaz, souvent hors Union européenne. Ces contrats sur 10, 15, 20 ans, donnaient une certaine stabilité d’approvisionnement et de prix.

Mais ces contrats de long terme étaient des obstacles à la libéralisation. Par exemple, quand l’entreprise publique Gaz de France achetait des volumes de gaz gigantesques sur des périodes longues, ils avaient des conditions d’approvisionnement idéales, qu’aucun opérateur privé ne pouvait concurrencer.

Alors, l’Union européenne a imposé leur remplacement par des contrats courts : un trimestre, un mois, et même des achats au jour le jour négociés sur des bourses du gaz. Ces contrats à court terme étaient particulièrement adaptés au développement du transport de gaz naturel liquéfié (GNL) par bateau : quand un bateau part (par exemple) des USA, premier exportateur mondial de GNL, il peut se diriger vers l’Asie ou l’Europe en fonction des cours des bourses du gaz, voire attendre en mer que les prix remontent. Les traders du gaz européens et étasuniens sont donc très contents.

Mais ce choix crée une grande instabilité. Dès qu’il y a une remontée de la consommation ou s’il y a de la pression sur les approvisionnements, les fournisseurs de gaz doivent se tourner en catastrophe vers les bourses pour trouver du gaz supplémentaire, où les prix explosent. C’est ce qui s’est produit au printemps 2021 avec la reprise économique après la pandémie, combinée à un printemps froid. Ensuite, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait s’emballer le système. Mais c’est bien l’Union européenne qui fait le choix politique permettant cet emballement.

Alors que ces risques étaient connus, les autorités européennes et les États membres ont considéré que l’énergie, le gaz et l’électricité dont on a besoin pour s’éclairer, se chauffer et faire tourner les usines, étaient des marchandises comme les autres.

Les États membres parlent de politique industrielle, mais, en réalité, ils n’en ont aucune : ils ne font qu’agréger les demandes des lobbies privés.

Et même aujourd’hui, après cette crise historique, l’Union européenne continue à parler du marché en ces termes : « Ça a bien fonctionné, ça fonctionne bien et ça continuera à bien fonctionner, à nous protéger des prix élevés et ça permet de financer la transition énergétique ». C’est un mensonge tellement honteux et flagrant que ça ne peut s’expliquer que par une approche dogmatique. On a créé volontairement de la volatilité sur les prix et de l’insécurité sur les approvisionnements pour casser les monopoles publics et les contrats à long terme sur lesquels ils s’appuyaient. C’est ça l’enjeu au fond : les services publics de l’énergie, tels qu’ils ont pu exister en France, en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal ou au Royaume-Uni, sont intolérables pour les dirigeants européens.

Les défenseurs du marché utilisent souvent l’argument du marché qui aurait accéléré la transition verte : la mise en concurrence des producteurs et sources de production favoriserait le passage aux énergies renouvelables, puisqu’elles ont des coûts de production plus bas que les énergies fossiles et qu’elles bénéficient de subsides publics. Mais vous démontrez aussi que c’est faux.

Pour le comprendre, l’exemple d’Engie est intéressant. Engie est une entreprise gazière, mais elle a décidé depuis plusieurs années de se tourner vers les énergies renouvelables.

Pas parce qu’il y avait de nouvelles convictions écologiques à la tête de l’entreprise, mais parce que c’était devenu plus rentable et moins risqué d’investir dans le renouvelable vu les aides publiques que pouvaient recevoir l’entreprise, tandis que le prix du gaz baissait et que sa rentabilité était devenue plus incertaine.

Mais d’abord, Engie n’a pas investi dans n’importe quelle énergie renouvelable. Uniquement dans ce qui était rentable et couvert par les subventions publiques : éolien et panneaux solaires photovoltaïques. Engie n’a pas investi de la même manière dans le solaire thermique, dans les réseaux de chaleur, la géothermie ou dans l’efficacité énergétique, qui sont pourtant indispensables à la transition.

Si on voulait mener la transition dans le bon sens, on investirait d’abord massivement pour consommer moins en rénovant les bâtiments et en améliorant l’efficacité énergétique dans l’industrie puis dans l’énergie renouvelable thermique et les réseaux de chaleur et enfin dans la production électrique renouvelable. Mais les entreprises énergétiques n’ont aucun intérêt à investir dans la réduction de la consommation de leurs clients. Et l’énergie thermique les intéresse peu, car elles ne peuvent pas la monnayer sur les marchés, contrairement à l’électricité. Alors on a dirigé les aides publiques vers ce qui les intéresse : à l’échelle européenne, 70 % vont vers la production électrique éolienne ou photovoltaïque, pour 30 % vers le renouvelable thermique. C’est 70 % pour l’électricité et 30 % pour la chaleur. S’appuyer sur marché et sur les géants de l’énergie nous pousse en fait à faire notre transition énergétique à l’envers.

Et maintenant que l’inflation et la remontée des taux d’intérêt remettent en cause la rentabilité immédiate des investissements, tout ce montage s’effondre : le lobby industriel du secteur de l’énergie éolienne en Europe, Wind Europe, signale que les commandes de nouvelles éoliennes ont chuté de moitié en 2022. Au point de mettre les grands producteurs industriels européens d’éoliennes en difficulté, faute de commande. Alors qu’il faudrait mettre les bouchées doubles pour répondre au défi climatique, on laisse notre outil industriel se casser la figure.

Oui, les aides publiques ne servent qu’à ça, à assurer la rentabilité des investissements privés. Les États membres parlent de politique industrielle, mais, en réalité, ils n’en ont aucune : ils ne font qu’agréger les demandes des lobbies privés. Il s’agit de distribuer l’argent public en fonction des besoins privés, dans l’éolien, dans le solaire, dans l’hydrogène ou pour les voitures électriques, sans cadre global.

Une stratégie industrielle devrait se baser sur une réflexion quant aux besoins de la société. Quelles activités développe-t-on et où ? Dans quels secteurs vont les investissements publics et comment oriente-t-on les investissements des entreprises ? Qu’est-ce qui doit revenir dans la sphère publique et qu’est-ce qui peut être géré par le privé ?

On investit des milliards d’argent public pour des projets en concurrence les uns avec les autres.

Donc une forme de planification, pilotée publiquement et basée sur la coopération entre États. On fait l’inverse. On est en train de mettre en place une concurrence entre les pays européens pour la production d’électricité renouvelable. Chacun espère devenir un « hub énergétique » et vendre sa production solaire, éolienne ou son hydrogène à ses voisins pour en tirer profit. On investit des milliards d’argent public pour des projets en concurrence les uns avec les autres.

Probablement que si tout cet argent avait été investi sur la base de choix démocratiques, vers l’isolation, vers les réseaux de chaleur, vers les besoins des gens et dans une production publique d’énergie verte, on n’aurait pas du tout vécu la crise de la même façon.

Un autre élément qui a servi à nous vendre le marché de l’énergie a été l’idée que cela permettrait de créer des coopératives d’énergie. La concurrence devait affaiblir ces grands acteurs, avec leurs centrales électriques fonctionnant à l’énergie fossile ou nucléaire, au profit d’alternatives locales et renouvelables, qui seraient gérées plus démocratiquement. Ce sont notamment les partis écologistes qui ont utilisé cet argument.

Oui, mais ça a servi d’illusion. En réalité, la seule chose qui a été affaiblie, c’est le service public de l’énergie, tandis que les géants privés, comme Engie, TotalEnergies ou E-On se sont encore renforcés. Quant aux coopératives, même si elles continuent à être populaires, la crise de l’énergie a montré leurs limites : nombre d’entre elles ont été contraintes d’augmenter fortement les prix demandés aux coopérateurs, parce qu’elles devaient se fournir sur le marché pour couvrir les besoins de gaz ou d’électricité dépassant leur production. Plusieurs sont même tombées en faillite. D’autres ont, au contraire, fait des profits sur le dos des autres consommateurs, en revendant leurs surplus de production aux prix du marché. Enfin, les plus grandes coopératives sont courtisées pour nouer des partenariats, voire être rachetées par les grands acteurs privés du secteur.

En fait, ça ne peut aboutir qu’à cela. Dans un système capitaliste, les alternatives coopératives, quel que soit le domaine, sont condamnées à rester des petites initiatives, qui ne font pas d’ombre aux acteurs dominant le marché et ne gênent personne. Pour grandir, elles doivent se plier aux règles du marché, entrer en concurrence avec les acteurs dominants pour l’accès aux crédits, à une clientèle plus large, et donc, en quelque sorte, s’aligner sur le fonctionnement des entreprises privées. Puis, les géants privés ne vont pas laisser émerger des concurrents sans réagir. Ils vont vouloir les racheter, leur faire la compétition pour la clientèle et sur les prix, etc.

En réalité, si on veut une politique énergétique sociale et écologique, il y a une priorité, c’est de reprendre le contrôle public sur l’énergie. Ce contrôle peut prendre différentes formes, selon les situations des États. Là où tout est privé, cela se fera sans doute pas à pas, en commençant par un encadrement public, puis par des nationalisations des maillons jugés stratégiques. Là où l’État détient des entreprises de production ou de distribution d’énergie, il s’agira de démocratiser ces entreprises, de les mettre au service de nos besoins. Mais à terme, je pense que la seule revendication qui tienne, c’est d’avoir des systèmes énergétiques complètement publics et sortis des règles du marché.

Justement, en Belgique, l’ensemble de la production d’électricité est privée. On se dit qu’avoir EDF, une entreprise publique, comme acteur dominant a dû changer la donne pendant la crise de l’énergie. On a beaucoup entendu parler des tarifs régulés de l’énergie qui ont limité la hausse des prix en France pendant la crise. Mais dans le même temps, EDF-Luminus est présent sur le marché belge et ne se différencie pas d’Engie ou de TotalEnergies : ses tarifs ont explosé et ils ont supprimé les prix fixes de leur offre.

EDF appartient à l’État français, qui est même redevenu actionnaire à 100 % depuis peu. Mais le malheur, c’est que les gouvernements successifs ont décidé qu’elle serait gérée selon les logiques de marché, avec pour objectif la recherche de profit à court terme. Ça a eu de nombreuses conséquences. Tout d’abord, des économies massives dans les investissements et le personnel, au point de mettre en péril le maintien de l’outil de production. Car les moyens financiers ont été réorientés vers les rachats d’entreprises étrangères, en Europe, mais aussi en Amérique du Sud ou en Afrique. Alors que l’entreprise avait une longue histoire de coopération internationale, elle s’est mise à se comporter comme n’importe quel acteur privé prédateur. C’est pour cela qu’en Belgique, EDF ne se distingue pas des autres dans ses politiques tarifaires et de services aux consommateurs.

Ce sont les travailleurs d’EDF qui constituent le dernier pilier du service public de l’énergie. Ils sont très mobilisés dans les luttes sociales, mais aussi pour le maintien d’un accès universel à l’énergie, contre les coupures. Et effectivement, les clients d’EDF ont en grande majorité préféré conserver leurs tarifs réglementés, à prix stables, tels qu’ils existaient avant la libéralisation pour la fourniture de gaz et d’électricité plutôt que céder aux « sirènes du marché ». Ce qui les a protégés partiellement de l’explosion des prix pendant la crise. Sans doute que le fait que ces tarifs hors marché existent encore en France, alors qu’ils ont disparu dans de nombreux pays, tient au maintien d’une forme de contrôle public sur l’énergie.

Dans un système capitaliste, les alternatives coopératives, quel que soit le domaine, sont condamnées à rester des petites initiatives.

Mais ce service public limité, c’est encore trop pour les défenseurs du marché. Sous la pression de la Commission européenne, les tarifs régulés sont en cours de suppression. Toujours pour suivre le dogme européen du marché, Macron ambitionne de scinder EDF. C’est le projet Hercule, annoncé en 2019 et mis en pause pendant la crise de l’énergie. Le parc nucléaire serait séparé du reste des activités et resterait public, car aucun investisseur privé ne veut prendre le risque financier et technologique que représente le démontage des réacteurs en fin de vie et le stockage des déchets ou la construction de nouvelles centrales.

C’est la même histoire que nous avons connue en Belgique 2 . Pour prolonger la durée de vie des réacteurs, l’État belge va devoir payer et prendre en charge les risques financiers qu’Engie ne veut pas prendre : en payant une partie de la rénovation des réacteurs, mais surtout en prenant en charge les coûts imprévus liés au stockage des déchets radioactifs.

Oui. C’est la socialisation des pertes futures. Par contre, le reste des activités d’EDF, et en particulier les barrages hydroélectriques, intéresse beaucoup le privé. Ces barrages sont pour la plupart amortis depuis longtemps et produisent une électricité très peu coûteuse. Une production qui est pilotable. On peut choisir d’arrêter ou de relancer leurs turbines en fonction des besoins et cela peut notamment compenser la variabilité de la production solaire ou éolienne, ce qui sera très précieux dans les années à venir. L’Union européenne exige l’ouverture à la concurrence des concessions d’ouvrages hydroélectriques. Perdre ces outils payés avec de l’argent public, qui sont indispensables à l’équilibre électrique et avec lesquels le privé va pouvoir faire d’énormes profits puisqu’il revendra au prix du marché une électricité très bon marché, c’est inacceptable. Les syndicats d’EDF sont mobilisés pour contrecarrer cette nouvelle étape de libéralisation, et c’est une lutte qui dépasse le seul avenir de l’entreprise.

Finalement, quand on vous entend, on se dit qu’on n’a encore tiré aucun bilan des causes de la crise de l’énergie. Pourtant, l’Union européenne annonce qu’il y a un accord pour réformer le marché de l’énergie. Alors qui dit vrai ?

Ça peut faire sourire, mais sourire jaune : pendant la crise, le patronat de l’industrie, qui s’est battu pendant des années pour la libéralisation de l’énergie, s’est tourné vers les gouvernements. Cette fois pour réclamer une intervention publique et une protection vis-à-vis de ce marché. Car n’avoir aucune visibilité sur le prix de l’énergie c’est aussi une catastrophe pour eux.

Alors, pour l’Union européenne qui a toujours une oreille attentive pour les lobbies privés de l’industrie, l’enjeu de la réforme du marché de l’énergie était de tout faire pour garder ce marché tout en protégeant ces grands consommateurs.

Que propose cette réforme ? Créer un marché à deux vitesses. D’un côté, le marché de l’énergie continuera à fonctionner comme avant, avec ses bourses de l’énergie et ses prix dérégulés. Mais de l’autre, on va élargir la possibilité pour les grands consommateurs industriels de signer des contrats d’achat à long terme avec les producteurs, à prix plus stables et négociés en dehors du marché. De même, on élargit la possibilité pour les grands producteurs d’électricité de bénéficier d’un prix de rachat garanti publiquement de leur production : si les cours de l’électricité sur les bourses tombent sous le plancher garanti, c’est l’État qui prend en charge la différence et rémunère les propriétaires d’éoliennes, de panneaux solaires, mais aussi de centrales nucléaires. L’objectif de cette mesure est de soutenir l’investissement privé dans l’énergie, en lui donnant une meilleure visibilité sur les prix, aux frais de l’État et du contribuable. Donc effectivement, pour les grands producteurs et consommateurs d’énergie, l’Union européenne a raison de dire que la crise ne pourra plus se reproduire de la même façon qu’en 2021, puisqu’ils sont mieux protégés des incertitudes du marché.

Le projet de Macron nommé Hercule, annoncé en 2019, ambitionne de scinder EDF, toujours pour suivre le dogme européen du marché.

Par contre, pour les petits consommateurs, donc les travailleurs et leur famille, mais aussi les petites et moyennes entreprises, le marché va continuer à fonctionner comme aujourd’hui, avec toute son imprévisibilité et le risque que les prix explosent à tout moment.

La réforme du marché va même encore renforcer cette variabilité des prix. En brisant les régulations tarifaires là où elles subsistent, comme en France. Mais aussi en accélérant la généralisation des compteurs communicants, dits « intelligents ». Ce que permettent ces compteurs, c’est par exemple en Espagne d’avoir des tarifs qui changent six fois par jour, tous les jours, en fonction du cours des bourses de l’électricité. C’est ce qu’on appelle la tarification dynamique. Et on pourrait aller encore beaucoup plus loin, avec des tarifs qui changent toutes les heures. Les opérateurs privés peuvent alors répercuter entièrement le risque des bourses de l’énergie sur le consommateur.

Ce type de tarification, qui peut paraître délirant, est encouragé par l’Union européenne. Elle estime que ça incite aux économies d’énergie. Si les prix flambent, vous recevrez des messages vous disant qu’il faut réduire votre consommation si vous voulez payer moins. Mais on sait que seules les personnes qui ont des moyens financiers importants peuvent installer les technologies permettant de gérer la consommation en temps réel. Par contre, les classes moyennes et populaires ont très peu de marge de manœuvre. Elles sont obligées d’allumer la lumière et le chauffage ou de faire la lessive quand elles rentrent chez elles. Or, c’est justement à ce moment-là, lorsque la consommation est élevée, que les prix seront les plus hauts.

Toujours par l’intermédiaire du compteur numérique, on pourra aussi couper à distance l’énergie à ceux qui ne payent pas en temps et en heure. Ou, comme chez vous en Belgique et au Royaume-Uni, imposer aux ménages en difficulté d’installer des compteurs dits « à budget » ou « à prépaiement » : ils doivent payer à l’avance leur consommation, et une fois le budget épuisé, l’électricité ou le gaz se coupent. De nouveau, c’est un moyen pour les entreprises énergétiques d’évacuer tous les risques sur les consommateurs.

Donc on va vers une aggravation de la précarité énergétique et vers des contrats qui seront scandaleusement au bénéfice des fournisseurs. Peut-être qu’on aura des tarifs régulés pour les personnes précaires, comme ça existe en Belgique avec le tarif social. Mais ils seront financés par l’État et le contribuable et ne coûteront rien au privé.

C’est la même logique que celle des aides d’urgence qui ont fleuri depuis 2021 pour faire face à l’explosion des prix de l’énergie. C’était nécessaire d’aider les gens pendant la crise. Mais puisqu’en même temps on n’a pas bloqué les prix de l’énergie sur les marchés, en fait, l’argent de ces aides a directement gonflé les profits des groupes privés. J’ai fait un petit calcul : avec le montant des aides publiques qui ont été débloquées en France pendant la crise, on aurait pu nationaliser trois fois une entreprise comme Engie à son cours de bourse actuel. Cela nous aurait coûté collectivement beaucoup moins cher.

Cet argument est très intéressant pour la situation belge. Chez nous, l’enjeu clé pour une reprise en main publique et démocratique de notre énergie, c’est de la reprendre des mains d’Engie. L’entreprise contrôle la majorité de la production d’électricité et de la distribution de gaz. Mais nationaliser Engie, on se dit que nos voisins français ne seront jamais d’accord avec cela, qu’il va y avoir des rétorsions, etc. Or, vous expliquez au contraire que c’est réaliste et que ce serait intéressant aussi pour les ménages français.

Engie, c’est vraiment un cas pratique pour envisager l’énergie autrement en Europe. On a un groupe français, qui est l’opérateur dominant en Belgique. Donc qui extrait des dividendes sur le dos des populations belges comme sur le dos des Français, des Africains, de partout où il est actif en fait. Est-ce que c’est normal qu’une entreprise française détienne des actifs aussi stratégiques alors que la Belgique a payé l’essentiel des investissements et est tout à fait capable de faire fonctionner son système énergétique, d’investir, de gérer tout ça  ? Qu’est-ce qu’on peut faire d’un groupe pareil ? Tout dépend de la façon dont la situation politique évolue.

Imaginons que le rapport de force change en Belgique, sous la pression des travailleurs, du PTB et des forces progressistes, et aboutisse à une reprise en main publique de l’énergie, tandis que Macron est toujours président en France. Là, évidemment, la nationalisation d’Engie ne peut s’envisager que sur les actifs belges et dans un rapport de force de l’État belge avec Engie. Ce qui est parfaitement possible et améliorera probablement la situation en Belgique, mais ne changera rien à notre situation en France.

Les syndicats d’EDF sont mobilisés pour contrecarrer l’ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques, nouvelle étape de libéralisation.

L’idéal serait qu’on puisse traiter d’État progressiste à État progressiste des deux côtés de la frontière. Alors, l’État français peut décider de nationaliser l’ensemble du groupe Engie. Les actifs dans les pays étrangers, les centrales belges, deviendront propriété de l’État français et là que faire ?

À la différence de certains souverainistes qui pensent que l’important c’est de restaurer la puissance de la France, y compris en tirant sa puissance d’actifs à l’étranger, moi, je considère que la souveraineté populaire est un principe qui doit s’appliquer partout. Il n’y a aucune raison pour qu’Engie redevenue publique tire profit d’activités détenues à l’étranger. On devrait passer à des logiques de coopération, redéfinir la façon dont on gère les systèmes énergétiques, restituer les actifs aux États. On pourrait avoir des collaborations en matière de transition énergétique entre la Belgique et la France, mais aussi avec les pays africains. On peut imaginer un tas de choses, de service public à service public.

Justement, sur cette question de la coopération internationale et des échanges d’énergie, un des arguments utilisés par les défenseurs du marché, ou ceux qui ne veulent pas s’y opposer fondamentalement, c’est de dire qu’un marché est indispensable pour gérer les échanges d’énergies entre pays. Mais vous montrez qu’on peut faire autrement.

Pour l’instant, on est dans une logique purement marchande. Les nouvelles interconnexions entre pays sont développées pour permettre à l’électricité ou au gaz de circuler et que les géants du secteur les vendent au prix du marché. Mais les choses peuvent fonctionner autrement. Par exemple, on a un pays au milieu de l’Europe qui s’appelle la Suisse. Elle ne fait pas partie du marché européen de l’énergie. Et donc les échanges d’électricité aux frontières font l’objet d’accords bilatéraux entre pays, avec des prix négociés hors marché. C’est d’ailleurs comme cela que les échanges aux frontières étaient régulés dans l’Union européenne avant la libéralisation.

C’est bien ça qui gêne l’Union européenne, que les États puissent avoir encore des mécanismes de régulation. Alors on développe ce mensonge de la nécessité du marché pour échanger de l’énergie. En fait, les échanges d’énergie existaient bien avant que le marché européen ne soit mis en place, les premières interconnexions électriques datent du début du 20e siècle. Et ces échanges hors marché continuent à exister en parallèle avec le marché de l’énergie.

Ce que permettent les compteurs intelligents, c’est d’avoir des tarifs qui changent six fois par jour.

C’est important à savoir, car imaginer construire un rapport de force où les 27 États membres de l’Union européenne veulent en même temps briser le marché de l’énergie pour élaborer ensemble une alternative relève pour l’instant de l’utopie. Par contre, construire ce rapport de force avec un nombre plus limité de pays, par exemple en France, en Belgique, au Portugal et en Espagne, c’est déjà beaucoup plus réaliste. Ces pays pourraient très bien décider de sortir du marché de l’énergie européen. On créerait, au moins temporairement, un système à deux vitesses : il y aurait une zone de coopération énergétique entre les pays qui ne veulent plus du marché et on continuerait à avoir des échanges avec les autres, restés dans le marché, par le biais d’accords bilatéraux.

Vous disiez tout à l’heure qu’au sein d’EDF les travailleurs sont les derniers garants du service public. C’est aussi la force qui peut faire bouger les lignes dans cette lutte contre le marché. D’ailleurs, vous collaborez avec la Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME) de la CGT 3, donc la branche du syndicat active dans le secteur énergétique. Comment voyez-vous la construction de ce rapport de forces ?

Je collabore effectivement au mensuel de la FNME CGT. Depuis un peu plus d’un an, tous les mois, on publie un papier sur un pays européen pour raconter l’histoire de son système énergétique, décrire l’état de la libéralisation et les conséquences de la crise et parler des luttes dans le secteur de l’énergie. Pour ce travail journalistique, j’interroge les camarades des autres syndicats. Et c’est passionnant.

Ce qui est compliqué, quand on travaille au niveau européen, c’est d’avoir un mot d’ordre commun et en même temps de tenir compte des particularités politiques et historiques de chaque pays. Je pense vraiment que c’est possible. Ce qui est partagé par tout le monde, c’est la reprise de contrôle public de l’énergie. Là-dessus, tous les syndicats sont d’accord. Mais en tenant compte des différences de situations.

En France, on a la chance de pouvoir dire qu’on veut une nationalisation complète de l’énergie, revenir à une propriété 100 % publique. Mais pour différentes raisons, on peut avoir des discours différents dans d’autres pays, qui ont poussé la libéralisation plus loin ou qui ont d’autres histoires de luttes. Alors que le contrôle public est quelque chose qui peut être partagé partout.

Ensuite, il faut arriver à donner une perspective. Comment est-ce qu’on peut aller vers davantage de contrôle public, de propriété publique, créer de la coopération internationale à des échelles qui ne seront, pas forcément tout de suite, ni même peut-être jamais, celle des 27 États membres ? C’est un vrai travail, compliqué, mais passionnant.

Par exemple, je trouverais extraordinaire de faire ça entre la France et la Belgique. Comment est-ce qu’on pourrait se projeter dans une coopération énergétique à partir du moment où on aurait un objectif de sortie du marché pour aller vers une propriété publique ? Qu’est-ce que la France détient comme connaissances ou technologies qui pourraient profiter à la Belgique et inversement, qu’est-ce qui se fait en Belgique et pourrait se faire en France ? Quelle relation pourrait-on avoir avec les pays voisins ? Comment pourrait-on soutenir nos camarades, par exemple en Espagne ou en Allemagne, qui luttent pour davantage de contrôle public et en même temps composer avec des gouvernements qui resteraient dans des logiques de marché ?

Avec le montant des aides publiques qui ont été débloquées en France pendant la crise, on aurait pu nationaliser trois fois une entreprise comme Engie.

Un travail prospectif et concret de ce type-là nous permettrait d’être davantage pris au sérieux par le grand public, qui baigne dans le discours dominant de l’impossibilité de sortir du marché. Car il faut arriver à mener une campagne de défense et de reconquête du service public qui ne mobilise pas seulement les syndicats de l’énergie, mais aussi les travailleurs des autres secteurs, les élus des communes, les habitants et le monde associatif.

Pour arriver à faire ça, il faut aussi éviter de tomber dans les pièges dans lesquels les libéraux veulent nous emmener. Le premier, c’est de restreindre le débat sur le type de filières de production, les technologies à développer ou pas, etc.

C’est exactement ce qui se passe en Belgique, la droite tire le débat sur la prolongation et la relance ou non du nucléaire et tous les autres partis traditionnels tombent dans leur piège. Alors qu’en fait, si on ne change pas la propriété, que l’on développe le nucléaire, le gaz ou l’éolien, c’est Engie qui sortira gagnant puisqu’il domine toutes les filières de production.

Effectivement, on a des histoires économiques et technologiques différentes et il faut respecter les positions des uns et des autres, sinon on va passer son temps à se diviser et c’est ce qu’attend la droite. Alors que ce qui nous unit, là où on peut et on doit avoir une radicalité, et créer un front dans chaque pays et au niveau international, c’est la question de la maîtrise publique de l’énergie. Et le fait d’avoir des investissements publics. Car on y a tous intérêt. C’est important aussi pour ne pas laisser ce terrain de la lutte aux gouvernements autoritaires de droite et d’extrême droite, qui veulent nous enfermer dans une opposition entre libéralisme à bout de souffle et souverainisme égoïste. Ce dont on a besoin c’est d’une reprise en main démocratique et de coopération, en Europe et avec le reste du monde.

  1. Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Utopia, 2018,http://www.editions-utopia.org/2018/09/19/1549/
  2. Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Utopia, 2018,http://www.editions-utopia.org/2018/09/19/1549/
  3. Voir : https://lavamedia.be/fr/bonnes-et-mauvaises-nationalisations-de-lenergie/

 

Publication originale : Lava Media


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