Allons enfants des communs !

Le convoi de l'eau - ©Bassines non merci

par Gabrielle Lefèvre (Journaliste / gauche / Belgique)

Publié le 26 aout 2023 par Entre les lignes

Ils marchent, roulent et manifestent en ce mois d’août finissant, depuis les méga bassines de Sainte-Solines (Deux-Sèvres) jusqu’à Paris. 

Le « convoi de l’eau » est passé par le Loiret et plus particulièrement à Orléans, où l’on dénombrait environ 700 cyclistes et une trentaine de tracteurs, rassemblés par le collectif « Bassines non merci ! » et le syndicat agricole « Confédération paysanne » . Ils sont soutenus par une centaine de collectifs et d’associations dont le célèbre « Soulèvements de la Terre » qui a tellement effrayé le gouvernement français que celui a tenté de le dissoudre. Une atteinte manifeste à la liberté d’expression qui a motivé le Conseil d’État à suspendre cette décision.

"Depuis cinq-six ans, il y a une opposition des citoyens du marais poitevin, des agriculteurs et des paysans qui n'est toujours pas entendue", dénonce l'activiste Adeline dans une interview pour France TV Info. En assistant à cet événement en marche, France TV Info nous rappelle les grandes mobilisations telles que les convois de tracteurs du Larzac dans les années 1970, et du convoi tracto-vélo de Notre-Dame-des-Landes à Palaiseau, organisé en 2015 par des militants qui souhaitaient dénoncer la "mascarade" de la COP21.

Pourquoi cet arrêt à Orléans ? Parce que se situe là l'agence régionale de l'eau Loire-Bretagne. Or, "Les agences de l'eau sont maîtresses de la politique de l'eau du territoire. Ce sont les très gros financeurs des ouvrages sur l'eau. Ils financent les méga-bassines avec 70% de l'argent public !", déplore la porte-parole de Confédération paysanne. (1)

La question de l’eau est devenue emblématique dans le monde entier où elle constitue un enjeu vital pour de nombreuses populations mais aussi un très intéressant pactole pour les spéculateurs qui misent sur sa rareté croissante.

L’eau est donc le symbole parfait d’un système capitaliste à bout de souffle et prêt aux pires ignominies pour tenter de survivre. Nous avons évoqué ce sujet maintes fois en publiant sur entreleslignes.be les analyses approfondies de Riccardo Petrella. (2)

Discutant avec des jeunes qui, oui, se mobilisent même au-delà de leur smartphone, il apparaît que l’action directe a leur préférence, sans intermédiaires, sans organisateurs institutionnels. Ils se méfient des partis politiques dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Aux théories, aux discours, ils préfèrent le concret, le visible voire même le spectaculaire. Diverses associations dans plusieurs pays européens choisissent leurs cibles symboliques avec soin : un terrain de golf très gourmand en eau, de plantations d’OGM, des aéroports pour jets privés, des parcelles de forêts ou de terres écologiquement importantes mais menacées par des projets industriels ou immobiliers…

Les pouvoirs étatiques réagissent de manière diverses mais un peu trop souvent par la violence policière et par des procédures judiciaires : on ne s’attaque pas comme cela à la sacro sainte propriété privée !

Dans le monde entier, des intellectuels approfondissent la notion de « biens communs » à l’humanité, des juristes et magistrats font évoluer le droit de l’environnement dans ce sens malgré les pressions des grandes entreprises et des groupes bancaires sur les politiques afin de protéger leurs acquis.

Ce « Convoi de l’eau » est donc plus que symbolique. Ces jeunes, ces agriculteurs nous obligent à réfléchir le monde d’une autre façon.

L’économiste et altermondialiste Gus Massiah apporte sa contribution à cette réflexion, au moment où guerres et montée de l’extrême-droite déstabilisent profondément les démocraties :

« Il existe, fort heureusement, des mouvements de contestation puissants porteurs de nouvelles radicalités. Radicalité au double sens de « prendre les choses à la racine » et aussi d’une nécessaire transformation radicale. Les mouvements sociaux en sont porteurs. Le mouvement social et le mouvement syndical, ouvrier et paysan. Les mouvements féministes, antiracistes, écologistes, des peuples premiers, des migrants, de défense des droits au logement, à la santé, … Prenons l’exemple du nouveau mouvement paysan. La Via Campesina regroupe des millions de petits paysans dans ses 182 associations dans 80 pays. Elle a réussi à convaincre que l’agriculture paysanne, combinant écologie, social et alimentation, est plus efficace et moderne que l’agro-industrie et permet la souveraineté alimentaire. C’est un renversement de perspective par rapport au néolibéralisme et aux nouvelles droites. Ces mouvements sont porteurs de valeurs fondamentales et notamment de l’égalité. Ces mouvements approfondissent dans leurs domaines mais ils n’ont pas encore construit un projet d’ensemble qui propose une alternative politique par rapport au néolibéralisme et aux nouvelles droites. » (3)

Ce « Convoi de l’eau » révèle non seulement l’urgence de protéger un bien commun à l’humanité et de le partager équitablement, mais aussi une nouvelle forme d’émancipation des peuples qui devrait interpeller les partis politiques et les parlements.

« L’émancipation est portée par la radicalité des mouvements. D’abord le mouvement féministe et le mouvement antiraciste. Avec en position centrale, le mouvement syndical, ouvrier et paysan, les peuples premiers, les migrants, l’égalité des droits (logement, santé). Ces mouvements suscitent des réactions très violentes, mais ils creusent leur sillon. Ce qui manque, ce à quoi il faut travailler, c’est un projet commun, un projet qui permettrait de renouveler une utopie d’émancipation, un nouvel internationalisme. », selon Gus Massiah.

Le « Convoi de l’eau » submerge quelques digues et lève quelques barrages mentaux. Pour notre « bien commun », celui de l’humanité.

Publication originale : Entre les lignes


(1) https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/mega-bassine/mega-bassines-quatre-questions-sur-le-convoi-de-l-eau-organise-cinq-mois-apres-les-affrontements-de-sainte-soline_6009248.html

(2) https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/l%E2%80%99eau-la-bourse-ou-la-vie

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/l%E2%80%99eau-appartient-%C3%A0-l%E2%80%99humanit%C3%A9

https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/l%E2%80%99eau-un-droit-humain


(3) Gus Massiah. Assemblée générale du CRID (2023). « Une stratégie d’émancipation. Une réponse aux alliances des droites et des extrêmes droites ». 28 Juin 2023.